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Petit traité d'art contemporain (3)

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On peut être tenté parfois de recueillir l'absurdité à laquelle on est désormais quasi-quotidiennement confonté pour esquisser un portrait de notre époque au ras des pâquerettes.
Ce ne sont pas les exemples qui manquent, de phrases, de gestes, de politiques, d'objets, d'ouvrages, de personnages ou de situations, comme ces gens qui éteignirent tous la lumière hier soir au même moment pendant cinq minutes en pensant ainsi accomplir un acte moral, une B.-A. démocratique, avant de s'en retourner à leur petite "existence" bourgeoise bien éclairée et bien chauffée, sans oublier de se brosser les dents avant de se coucher.
Un pour cent seulement de nos concitoyens, me direz-vous, mais le problème c'est qu'ils sont censés incarner l'élite, la crème du pays !

On peut être tenté, oui, mais qui un telle collection de petits bobards civiques ou philosophiques intéressera-t-elle dans cinquante, cent, ou cent-cinquante ans ? Personne. Les historiens du futur se pencheront sur quelques exemples saillants, la littérature de Robbe-Grillet, le musée Pompidou, la philosophie de Derrida, le cinéma français, et puis basta, ils passeront à une époque plus intéressante. Ah, j'allais oublier, un petit détour par les écrivains ayant prophétisé et tourné cette absurdité en dérision, Allais, Jarry, etc., ne leur fera pas de mal ; il soulagera le malaise qu'ils ne manqueront pas d'éprouver en remuant toute cette poussière. Mais les détails qui font l'air du temps ? On ne peut pas tout conserver, d'autant plus que notre civilisation produit énormément de déchets.

En attendant, il me revient une anecdote, lorsque j'apprenais le dessin, une réflexion d'un professeur respectable. Il observait dans mon dos ma méthode, tout à fait capable de distinguer la syntaxe de chacun des élèves de son atelier, quand il me dit, l'air mi-inquiet mi-amusé : « Si vous continuez comme ça vous allez finir par peindre comme Fragonard ! ». L'incongruité de son propos me choqua au point que je ne pus ensuite faire autre chose pendant tout le restant de la séance que du barbouillage. Ce prof avait mis dans ma tête à la fois l'idée que j'avais effleuré le bas du manteau de Fragonard de mon pinceau, et l'idée que le manteau de Fragonard n'avait plus désormais que la valeur d'une vieille défroque. La vanité et la colère s'entrechoquaient dans mon esprit et me déconcentraient.

Si je me permets de vous ennuyer avec cette petite histoire banale, c'est parce que je la crois significative. Certes, ce professeur n'était qu'un professeur et pas un maître, mais c'était loin d'être un imbécile. Il avait étudié aux Beaux-Arts de Paris mais en avait retenu des choses concrètes, précises, aussi surprenant que ça puisse paraître. Il était même possible avec lui de causer de peinture et d'art. Il comprenait ça de l'intérieur, ce qui est forcément plus intéressant que le point de vue de celui qui cherche à expliquer les choses de l'extérieur, aussi "sérieux" soit-il.
Hélas la philosophie qu'on lui avait inculquée aux Beaux-Arts lui avait fait perdre le sens de la peinture. Disons le sens "grec", pour synthétiser. Il était incapable de penser les choses en termes de destin commun et ne voyait qu'une addition de petites justifications, de petits projets, de petites existences individuelles comme désolidarisées les unes des autres.

On comprend ainsi l'importance de Picasso, philosophe-peintre. L'importance, non pas dans le sens où Picasso est décisif, je ne le pense pas, mais dans le sens où Picasso est la clef de voûte. L'existentialisme repose sur lui, il est le maillon le plus solide, parce qu'il est le plus complexe, plus complexe que la peinture de Cézanne par exemple, dont l'architecture est trop voyante, pas très maligne à côté.
Picasso n'a aucune descendance artistique ou presque - qui s'intéresse encore à Lhote ou Friesz ? Mais il a une descendance philosophique. Dans le domaine de l'existentialisme, Heidegger ou même Sartre sont des avortons à côté de Picasso ! Parce qu'un petit schéma vaut mieux qu'un long discours…

Commentaires

  • Ne pleure pas mon Lapinos, je vais t'essuyer les yeux avec le mouchoir de Rembrandt ...

  • alors là, merci.... j'ai passé ma semaine à lire des appels à éteindre voire étreindre mon edf.... mes mains commençaient de frétiller et n'attendaient qu'une chose... déposer au moins un commentaire pour hurler mon dédin sur cette opération ridicule, de démagogie de café du commerce.

    Je l'avoue, j'ai craqué. Poliment craqué.... Ca n'a pas trop plu, normal, mais après une petite explication....il y a eu de la lumière dans le cerveau de mon interlocuteur!

    Bon, je viens de récidiver ... non seulement je me suis énervée pendant une dizaine de jours, mais le sort s'acharne... une écervellée a réussi à battre le rappel ... aujourd'hui!!!!

    1% de lobotomisés.... c'est dramatique....

    bref... si tenté que je puisse le faire (là je crois que c'est râté)... je suis satisfaite de ne pas avoir suivi ces moutons de Panurge, de n'être absolument pas politiquement correcte!
    Après le disque pour sauver l'Ethiopie, un cd contre la bêtise? Mince, qui pourra chanter?!

    or donc, MERCI !

    sinon...

    Qu'est-ce que Fragonnard aurait pensé si son professeur lui avait fait remarquer que s'il continuait dans cette voie il allait peindre comme Lapinos?! C'est malin, il va y avoir un sacré travail de correction maintenant!

    et je crains en effet que notre époque récolte ce qu'elle aura bien mérité... une ligne dans les livres d'Histoire d'ici 100 ans....

    Temps où les hommes se sont mis à se prendre pour Dieu sans en avoir la classe et les moyens.

  • À défaut d'avoir eu des disciples, Picasso aura quand même eu beaucoup de vestales et d'adorateurs béni-oui-oui. Mais déjà le temple cubique commence à se lézarder.

    « Je m'attachai à l'étude des peintres qui me donnaient l'espérance de rivaliser un jour avec eux. » dit Frago, modeste et ambitieux à la fois. Il n'a fait qu'effleurer le bas du manteau de Rubens, et pourtant il a encore deux siècles plus tard un petit temple à lui dans le cœur des âmes antilibérales.

  • "Les âmes antilibérales", c'est pour Driout qui préfère se prosterner, lui, devant les gratte-ciel, les fusées, Truman Capote, Warhol et Burger King.

  • Tu sais que je ne suis pas si libéral que cela et que comme les augures romains ou étrusques je pourrais bien consulter l'avenir dans les entrailles du Lapinos ?

  • Si je te comprends bien un copiste moyen vaudra toujours mieux qu'un type qui a des idées originales ! Est-ce que cela veut dire que toi-même tu n'as jamais réussi à atteindre le stade de l'honnête copiste ?

    Au fond ton seul critère esthétique c'est la maîtrise technique un peu comme si on jugeait un virtuose seulement au nombre de notes qu'il exécute à la minute ! C'est un peu court, vois-tu ...

  • Comme j'ai déjà dit, vu le rayonnement de votre Journal et la crainte que j'ai de finir aveuglé par vos lumières, Driout, je préfère m'en tenir pour l'instant à quelques extraits et me reposer la vue en lisant celui de Juldé. Sa transparence me trouble.

    (Le coup de l'augure, gardez-le pour un jeune éphèbe du Marais, je ne suis plus un enfant ! D'ailleurs si j'étais contraint d'être homosexuel un jour, je choisirais plutôt de l'être du même côté que vous…)

  • Tiens tiens ! Aurais-je touché le talon d'Achille de notre héros au carquois pourtant bien fourni ?

  • Votre commentaire s'est intercalé, Driout. Sur le second point, oui je considère qu'un copiste moyen vaut mieux qu'un type qui a des idées originales, oui tout n'est qu'une question de maîtrise technique, si vous tenez absolument à caricaturer mon point de vue, c'est une bonne caricature. D'où l'intérêt de Picasso, qui a une assez grande maîtrise technique du dessin, même si ce n'est pas Rembrandt, mais une maîtrise beaucoup plus mince du clair-obscur - et des tas d'idées à part ça, soufflées par ses amis poètes.
    La musique ? Je n'y connais rien, si vous me dites qu'exécuter rapidement des notes est une preuve de maîtrise technique, en musique, je vous crois.

    (Je viens de prendre le temps de lire le vol. 8 de votre Journal. Contrairement à ce que vous écrivez, je suis d'accord sur pas mal de choses avec vous. Évidemment pas pour porter Gide au pinacle, mais peu importe Gide.
    Puisque vous semblez porter un intérêt sincère aux sciences sociales et aux sciences exactes, je vous précise un point : je ne dissocie pas les ressources alimentaires et la démographie, je fais juste remarquer que la THÉORIE de Malthus selon laquelle l'augmentation de la population entraîne la famine est fausse, c'est-à-dire infirmée par les faits. Tout les économistes un peu sérieux, dont Marx, en sont informés depuis deux siècles. Ça n'empêche pas l'élite humanitariste et démagogique de mener en Afrique et ailleurs des politiques malthusiennes. Nier la science à ce point, j'appelle ça du fanatisme, voilà.

  • Parfait ! Quand on s'explique on se comprend mieux ...
    Donc tu partages l'idéal de Bouvard et Pécuchet sans avoir l'âge de la retraite, c'est très beau d'avoir atteint une telle sagesse si jeune !

    Quant à nous nous dirons : "Tircis, il est temps de songer à faire retraite ..."

  • Ah, oui, oui, je vous trouve plutôt sensé malgré votre défense un peu naïve de l'Amérique et de ses millionnaires civiques, Driout, mais si vous me donnez le choix, j'aime encore mieux le style de Bouvard et Pécuchet.

  • dommage que votre interlocutrice ne laisse pas son site web , j'y serais bien allé faire un tour ,
    qui vous a dit que Fragonard ou Velasquez ne fasse pas réfléchir les peintres d'aujourd'hui , seulement ils sont d'aujourd'hui et peignent comme l'on peut peindre aujourd'hui,
    il n'y a pas que Picasso dans le siècle qui s'est écoulé , et si votre intéret pour Picasso vient du fait qu'il avait aussi une maitrise classique du dessin , c'est un peu court !
    vive la liberté ainsi que la votre de peindre comme fragonnard si cela est votre pente !
    L

  • Que Vélasquez fasse réfléchir les peintres d'aujourd'hui, c'est possible en théorie bien que je pense que depuis Picasso l'ignorance a pas mal progressé.

    Bon, mais arrêtons-nous à Picasso. La preuve que Vélasquez l'intéresse, c'est qu'il a fait une copie cubiste des Ménines. Mais, comme le dit J.-P. Domecq, cette copie n'est qu'une leçon de peinture en peinture, en quelque sorte, le produit d'une réflexion. Mais le grand art n'est pas le produit d'une réflexion, du moins il est loin de n'être que ça (Il n'y a pas QUE de la réflexion chez Picasso, il y a aussi de l'art, c'est pour ça qu'il est intéressant, parce qu'on ne peut pas le déboulonner aussi facilement qu'un guignol comme Warhol.)

    Si vous êtes sincère, vous devriez lire le bouquin de Domecq. Pour ma part je ne suis pas entièrement d'accord avec l'analyse de Domecq, je crois qu'il fait en partie fausse route, mais consulter un point de vue opposé au votre vous ferait peut-être du bien, Aloredelam.

    (De quelle interlocutrice parlez-vous ?)

  • Pourquoi tout d'un coup tout le monde écrit-il Fragonnard avec deux n comme gros gonnard ? pas gentil !

    Si votre essai sur l'art est illustré comme ce billet c'est risqué mais ça aura plus d'attrait pour le chaland, surtout si ça a amusé les journalistes et autres critiques au passage. Enfin si c'est vous même sans images je lirai (mais je ne m'inquiète pas trop c'est pas demain qu'on trouvera un traité d'Ignace de Loyola ou de Pierre Favre au rayon art des librairies). Si vous avez envie de l'écrire, pourquoi ne pas le faire du reste ? parce que ça ne se vendrait pas ?

  • Vous trouvez mon dessin vulgaire ? Il l'est peut-être à la réflexion, mais ce n'est pas moi qui ait indiqué au modèle quelle pose prendre ! D'ailleurs les modèles eux-mêmes répugnent de plus en plus à obéir aux ordres qu'on leur donne. Pourquoi ne mériteraient-ils pas eux aussi d'être appelés artistes, après tout, puisque c'est à la portée désormais de n'importe quel petit philosophe existentialiste ?

    Il y a les bons et les mauvais modèles, ceux qui posent comme les modèles des tableaux du Louvre (Laissons Orsay aux Japonais), et ceux qui posent comme des modèles de photographies pornographiques/artistiques.

    Je ne sais pas si les essais sur l'art se vendent ou pas, celui de Domecq semble avoir été réédité plusieurs fois, mais ce n'est pas un critère très précis. Non, c'est parce que je suis persuadé de l'inutilité d'un tel essai. En l'occurrence je suis plus marxiste que Marx, j'aurais tendance à penser que l'essai de Domecq renforce plutôt ce qu'il dénonce, à savoir la vulgate sur l'art. De même que Marx a renforcé la bourgeoisie, en définitive.

  • Je ne le trouve pas vulgaire, mais plus attirant pour le quidam que je suis que des phrases sur l'art. La pose effectivement est sans ambiguïté, et alors ? ce n'est pas moi que ça dérange. Il y a des madones qui ont l'air coquin mine de rien mais les odalisques ont le droit de vivre (ce que je trouve marrant pour tout vous dire c'est que celle-ci a l'air punie, et vu la fréquence avec laquelle vous ramenez la soumission sur le tapis quand il est question des rapports amoureux, je ricane bêtement, je l'avoue).

    J'ai dit que ce serait risqué parce qu'il faut être mégalo et génial pour illustrer soi-même un traité sur l'art où l'on croiserait fatalement, dans le texte, les plus grands noms, sans avoir l'air un peu ridicule. Mais si c'est réussi on (ce "on" exigeant bien qu'il ne produise jamais rien, j'en suis encore) saluera l'audace et le talent. Les journalistes ont une manière tellement vulgaire de dire "gonflé" pour faire semblant de l'être eux-mêmes...

  • Je ne vois pas ce que vous voulez dire… Je n'aime pas les pimbêches, ça ne va pas plus loin, je préfère la compagnie des hommes ou des livres.

    J'ai pensé à des illustrations, mais pas dans le sens que vous croyez, plutôt des croquis. Par exemple le clair-obscur, plus personne n'en connaît la recette technique, moi-même je la maîtrise assez mal, et pour cause, avant de s'y être essayé pendant des milliers d'heures, on a aucune chance d'y arriver. Ça permet de comprendre certaines choses, pourquoi lorsque vous comparez Manet à Vélasquez, eh bien la comparaison est accablante pour le premier ; pourquoi toute l'intelligence et l'ambition de Delacroix ne le hissent pas jusqu'à l'épaule de son maître Rubens. Bon, mais tout ça n'intéresse personne. Pour s'apercevoir que Buren, c'est de la poudre aux yeux, il n'y a pas besoin d'être un expert. Ce n'est pas un problème de lucidité, le problème c'est que le système est organisé de cette façon et qu'à moins d'une révolution…

    Prenez le cas de Domecq, ça me paraît évident que son bouquin a surtout été acheté par des critiques d'art, qu'il n'a pas vraiment touché d'autres milieux, si ce n'est quelques peintres ravis de voir la critique contemporaine étrillée, mais qui étaient déjà convaincus sur le fond par l'inanité de tout ce bric-à-brac existentialiste. Donc Domecq a été vaincu par la critique contemporaine, aplani ; elle en sort presque renforcée, comme les libéraux que je déteste tant, Mme R., et leurs alliés démocrates-chrétiens, qui se prévalent de l'échec du communisme et des théories de Marx.

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