On ne s'étonnera pas de mon mépris shakespearien ou marxiste pour les utopistes. Bien comprendre Marx, c'est d'abord comprendre qu'il est "machiavélien". C'est la théorie bourgeoise de "la fin de l'Histoire" qui est, du point de vue marxiste, une utopie, assez semblable à celle de la domination de l'empire britannique sur le monde.
Répandre l'utopie dans le peuple, en lieu et place des religions traditionnelles démodées en Occident est une stratégie efficace de la part de l'oligarchie : la démocratie-chrétienne est une formule essentiellement utopique, un ersatz d'opium du peuple : pour s'en assurer, il suffit de lire Tocqueville et de constater à quel point son projet était éloigné du projet démocrate-chrétien de domination mondiale.
Les marxistes méprisent tant l'utopie que, dans une querelle opposant Lénine à Rosa Luxembourg à propos de la libre-disposition de l'Ukraine et de la Pologne, ces deux hommes politiques se traitent mutuellement d'"utopistes" (à distance), ce qui est un euphémisme pour "jean-foutres". La dialectique marxiste ne vise pas seulement la destruction de la "métaphysique bourgeoise", elle vise aussi la destruction de l'utopie.
Certains marxistes ont reproché à Lénine d'avoir voulu cueillir le fruit de la lutte des classes alors qu'il n'était pas mûr, que la conscience politique du peuple russe était encore balbutiante. Karl Marx avait fait le constat, en 1870, de l'immaturité des socialistes français, qui d'une certaine manière ne voyaient pas le piège du salariat qui leur était tendu : ils ne voyaient que l'esclavage à quoi le pacte léonin entre le patron chrétien ou libre-penseur et ses ouvriers faisait penser. Le Capital décrit un phénomène de prostitution, de sorte que le patron capitaliste est plus proche du proxénète que du propriétaire terrien esclavagiste.
Précisons que l'inconscience dont il est question ici, pour éviter la confusion avec l'ésotérisme freudien, est celle d'Adam lorsque Eve l'incite à manger le fruit défendu. Cette inconscience est presque "délicieuse" du point de vue freudien néopaïen. L'utopie a un caractère rétrograde et tout aussi macabre que la passion amoureuse, puisqu'il s'agit de revenir à un état d'inconscience antérieur.
Mais c''est d'une autre erreur dont je voulais parler ; qu'elle soit intentionnelle ou pas, peu importe ici. Dans l'un de ses argumentaires, destinés à indiquer aux bolchéviks le sens de l'Histoire et à signaler les obstacles dressés par la bourgeoisie sur la voie à laquelle le prolétariat est censé aspirer, Lénine cite la fameuse sentence de Clausewitz : "La guerre est le prolongement de la politique par un autre moyen". Lénine fait cette citation pour combattre le pacifisme stérile de certains utopistes (avec le recul on sait que le pacifisme n'a mené à aucune solution de paix, pour ne pas dire qu'il a été instrumentalisé par les puissances impérialistes lors de la Guerre froide).
Cela dit, Clausewitz ne prône pas la guerre comme substitut ou complément de la politique. Clausewitz ne fait que constater l'usage de la guerre au XIXe siècle comme un moyen politique, après avoir observé de près la politique réactionnaire de Napoléon Ier, son effort de refondation d'un empire romain et de restauration de ses valeurs. On ne dit pas toujours assez précisément en quoi cette aventure politique où la France perdit son âme préfigure l'aventure hitlérienne : l'économie capitaliste rend impossible la restauration de l'empire romain antique, qui reposait sur des fondations économiques très différentes.
La résurgence des valeurs politiques romaines représente un recul du point de vue marxiste historique. Shakespeare oppose dans "Troïlus et Cressida" les valeurs politiques grecques, incarnées par Ulysse, aux valeurs politiques romaines incarnées par les Troyens, piégés par la passion d'Hélène et Paris, ainsi que par leur sens de l'honneur, dont Shakespeare tire un parti comique.
Le spectateur ou le lecteur cultivé aura reconnu une satire de "L'Enéide" de Virgile. A ses lecteurs chrétiens, Shakespeare dit : - Comment pouvez-vous vous accommoder de valeurs romaines, alors qu'il vous est demandé d'être des artisans de paix ? Shakespeare rappelle d'ailleurs que, du point de vue grec, la guerre est une valeur féminine, en soulignant la vanité des guerriers troyens et achéens, dont Ulysse se sert pour parvenir à ses fins.
La guerre est donc, pour les Athéniens, un signe de corruption de la politique, et non un moyen de parvenir à une fin politique par un autre moyen. Cela ne fait pas d'Ulysse un pacifiste au sens anarchiste du terme. Les sectes anabaptistes chrétiennes aux Etats-Unis ont tendance à se comporter comme les Juifs du temps de Jésus, qui se contentaient de thésauriser la Foi : être pacifiste au sein d'une union d'Etats qui prospère sur l'oppression militaire du tiers-monde n'a pas de sens.