Mon père vient de m'apprendre le suicide d'un ami d'enfance, Vincent D. Autant qu'on sache, la cause en est une affaire d'argent (il était commerçant), ou bien sentimentale, ou un mélange des deux. Je n'avais pas revu Vincent depuis une vingtaine d'années ; c'était plutôt un voisin qu'un ami, à vrai dire, quelques numéros séparaient nos domiciles, et sa mort ne m'affecte pas. Je crois que le type que j'étais quand je fréquentais Vincent est mort lui aussi - je l'ai tué ; est-ce que l'enfance n'est pas un âge où l'on est étranger à soi-même ?
On aurait tort de croire que les petits commerçants n'ont pas d'honneur. Selon moi, ils ont autant d'honneur que les militaires, et il est plus souvent exposé que celui des soldats par les temps qui courent. Il y avait pas mal de gosses de commerçants dans ma classe, quand j'étais au collège ; un quart de l'effectif au bas mot, je dirais, et là-dedans quelques orphelins. Pascaline P. inspirait à toute la classe un mélange de crainte et d'admiration ; on racontait qu'elle avait trouvé son père -fromager de son état- pendant au bout d'une corde en rentrant chez elle après la classe. J'attribuais stupidement la pâleur exceptionnelle de sa peau à cette découverte macabre.
Les capitalistes n'ont pas d'honneur car ils sont d'une espèce différente, plus proche du joueur de casino. Chaque fois que je vois l'image d'E. Macron sur un écran, je ne peux m'empêcher de penser à "Vingt-quatre heures dans la vie d'une femme". Le capitalisme a aboli la morale autant qu'il est possible de l'abolir, mais il n'a pas complètement aboli l'honneur dans la classe moyenne. On vérifie l'observation de Marx que la racaille se retrouve au sommet de l'échelle sociale, et tout en bas.
Vincent m'a laissé le souvenir d'une extrême amabilité ; c'était un très gentil garçon, grand et beau. J'imagine qu'il a dû être harcelé par les femmes tout au long de son existence... mais il a sûrement su les éconduire avec tact et patience. Les hommes un peu efféminés -c'était son cas- sont mathématiquement assaillis par des femmes entreprenantes, le genre dont le "oui" est un "oui" et le "non" est un "non". Vincent avait d'ailleurs peut-être opté pour le secteur de la confection pour hommes afin d'être un peu moins harcelé ?
En ce temps-là, j'étais fasciné par une bande de voyous qui sévissait dans mon collège ; par conséquent je considérais presque comme compromettant d'être aperçu en compagnie d'un garçon aussi bien élevé et bien habillé que Vincent.
Les personnes émotives sont affectées par la mort de personnes qui leur ressemblent, auxquelles elles peuvent s'identifier, y compris quand elles ne les connaissent pas. La mort des jeunes gens me scandalise en raison du gâchis que représente pour la société leur mort prématurée, avant que leur talent ne parvienne à maturité. Le capitalisme a pratiquement étouffé le point de vue social ; il convient de ne pas être trop pessimiste, car une seule génération pourrait mettre un terme au capitalisme, qui est un millénarisme déguisé.
Je n'ai jamais vu Vincent de mauvais poil ; il était tout sourire dès 7h du matin, quand il m'attendait au coin de la rue pour cheminer ensemble jusqu'au collège. C'était le type que le grand psychologue F. Bacon décrit comme "épiméthéen". Tandis que le type "prométhéen" a une vue plus large et réaliste des choses, ce qui a pour effet d'assombrir parfois son humeur, voire d'altérer son bonheur, le type épiméthéen ne voit pas plus loin que le bout de son nez ; c'est le genre de type que l'on envoie à la guerre la fleur au fusil.
C'est aussi, ajoute Bacon, le type le moins capable de se relever après une chute brutale, un coup du sort inattendu. Le type prométhéen anticipe des malheurs qui, parfois, n'ont pas lieu (heureux les peuples qui sont conduits par des hommes prométhéens plutôt que par des joueurs de poker), et le type épiméthéen jouit de ne pas pressentir le malheur qui l'attend au virage. L'Avenir a cocufié plus d'hommes que n'importe quelle femme au monde.
Commentaires
C'est triste.
Je n'en dirais pas beaucoup plus que ça, probablement mon petit côté fleur bleue qui s'exprime.