Tout d'abord une remarque sur le roman national, tel qu'il est enseigné à l'école aux gosses entre dix et dix-huit ans. On peut le qualifier de catéchisme républicain ; il vise à la glorification des élites françaises dirigeantes.
Le roman national répond au besoin, qualifié de totalitaire par G. Orwell, de "contrôler le passé pour mieux contrôler le futur". A partir des années 1980, il est devenu nécessaire de réécrire le roman national pour l'accommoder au nouveau projet d'Union européenne, gommer en particulier la germanophobie de la version enseignée entre 1950-1980 par les "libérateurs" gaullistes et communistes. Cette germanophobie était peu propice à l'accouplement de la nouvelle Allemagne officiellement dénazifiée.
Le roman national allemand est encore plus nettement totalitaire que le roman français. Il y a quelques jours, le nouveau chancelier allemand Frédéric Mertz a tenu à Washington ce propos d'un négationnisme invraisemblable lors d'un récent sommet diplomatique avec D. Trump, expliquant que l'Allemagne avait été soumise par le parti nazi... contre son gré.
Si de Gaulle et la Résistance française sont encensés à ce point dans le cadre du roman national, c'est afin de mieux dissimuler la cuisante débâcle de 1940, qui fait suite à la victoire à la Pyrrhus de 1918. Mon propos n'est pas ici "léniniste", il est plutôt "bernanosien", puisque G. Bernanos a fustigé l'emploi du terme "Libération" pour qualifier de la façon la plus mensongère un épisode de l'Histoire de France qui coïncide avec sa défaite et sa relégation durable.
La tentative d'annexion de l'Ukraine par V. Poutine sonne le glas de l'effort de l'oligarchie franco-allemande pour s'émanciper de la tutelle des Etats-Unis. Lénine n'aurait pas manqué d'ironiser sur cette tentative de rénovation de d'impérialisme européen, méthodiquement sabotée par les empires nord-américain et russe.
De l'enseignement du roman national s'ensuit une ignorance crasse des Français de l'Histoire de France au XXe siècle, comme on peut s'en rendre compte en fréquentant les réseaux sociaux où polémiquent "souverainistes gaullistes", "démocrates-chrétiens européistes", "altermondialistes", et même quelques "royalistes" qui semblent ignorer que la constitution gaulliste a réduit la représentation parlementaire à une clique de courtisans, à peu près aussi efficacement que Louis XIV avait réduit la noblesse frondeuse à un défilé de mode versaillais.
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Après ce préambule sur le XXe siècle négationniste, où le professeur d'Histoire est une sorte de catéchiste au service de l'Etat, disons ce qui a changé depuis Lénine, avant de dire ce qui n'a pas changé.
L'espoir de voir le prolétariat triompher au terme de la lutte des classes, mettant ainsi fin à l'oppression de la bourgeoisie impérialiste, a été déçu, discrédité par l'Union soviétique elle-même ; ici il nous faut observer que l'espoir dans l'avènement d'une démocratie aux Etats-Unis, formulé par Tocqueville, n'a pas moins été déçu, et encore plus tôt. Seuls les oligarques et leurs porte-parole voient dans l'oligarchie une formule démocratique ; la révolution libérale MAGA prouve qu'elle ne l'est pas.
Certains marxistes ont reproché à Lénine de s'exprimer "au nom du prolétariat", et de vouloir l'émanciper, par conséquent, presque malgré lui. Il est certain que l'attitude de Lénine fait penser à celle de Moïse conduisant le peuple hébreu (le peuple à la "nuque raide") vers la Terre promise. Le coup de génie politique de Lénine fut de soustraire la Russie à la guerre impérialiste ; Staline pouvait-il faire autrement que résister à l'avancée des troupes nazies ? Le basculement du régime soviétique dans l'impérialisme se joue à ce moment-là.
L'espoir de Lénine qui paraît rétrospectivement le plus naïf est son espoir affiché dans l'effondrement prochain de l'impérialisme. Je précise "affiché", car Lénine n'était peut-être pas tout à fait sincère sur ce point. Au cours du XXe siècle, deux nouveaux monstres politiques, l'URSS et les Etats-Unis, reposant sur des cultures anti-impérialistes, vont devenir des puissances impérialistes à la faveur de la Seconde guerre mondiale. Cette schizophrénie de l'Etat moderne, à la fois impérialiste et démocratique, c'est ce que Orwell décrit dans "1984".
"1984" enseigne un fait historique essentiel : la lutte des classes est désormais menée par la classe bourgeoise contre le prolétariat, et son arme la plus efficace dans cette lutte est la technologie, une formule politique technocratique. Le IIIe Reich allemand a peut-être échoué contre l'URSS sur le plan militaire, mais il a triomphé du mobile marxiste-léniniste anti-impérialiste. Orwell montre que les prolétaires, assujettis au travail, sont moins soumis culturellement à Big Brother par le biais de la culture de masse que les fonctionnaires d'Etat et les membres du parti socialiste. Un fils ou un petit-fils de prolétaire européen, en 2025, a sans doute une conscience politique altérée en comparaison de son père ou de son grand-père.
L'impérialisme a donc survécu bien au-delà de la révolution bolchévique, mais au prix d'un effort considérable des élites technocratiques pour faire passer le régime technocratique pour un régime républicain. Il n'est pas interdit d'y voir une des raisons de l'échec pour constituer un puissance européenne impérialiste alternative, faisant jeu égal avec la Russie ou les Etats-Unis.
Le propos de Lénine s'est donc très peu démodé ; il nous semble traiter de sujets actuels comme "1984" parle aux Gilets jaunes qui ont dû faire face aux forces de l'ordre établi, un ordre qui ne tient pas compte de la volonté des Français, mais façonne l'opinion publique au jour de jour avec l'accord tacite des "partis d'opposition".
L'attaque de l'Iran par Israël a tout d'une politique impérialiste (atlantiste) qui part en vrille. Le lobby sioniste est, en réalité, un lobby impérialiste. Il n'est pas plus "juif" que V. Poutine, dont la tentative d'annexer l'Ukraine obéit aussi à une logique impérialiste (Orwell a montré que c'est une logique de consolidation intérieure de l'Etat totalitaire).
L'expansionnisme, explique Lénine, a pour but de compenser le manque de ressources intérieures de l'Etat-nation capitaliste. Celle-ci devient un Etat-nation prédateur. Les Etats-Unis se sont tellement développés dans ce sens, avant même de devenir un Etat-nation, que leur économie intérieure a pratiquement implosé, comme l'URSS à la fin des années 1980.