Je suis effrayé par l'omniprésence de la philosophie allemande dans les bibliothèques parisiennes, la place qu'elle y occupe. C'est là un crime contre l'esprit typiquement républicain. Le patriotisme ou l'amour de la France a dans l'éthique républicaine une fonction presque exclusive de mobilisation militaire du peuple au profit de ses élites - mobilisation militaire, ou économique, qui revient au même.
Comment une éthique destinée à satisfaire les besoins de l'élite aurait-elle pu engendrer la démocratie véritable, au lieu des rituels religieux et culturels auxquels on assiste ?
Ce fait témoigne de la rupture entre la République et la philosophie des Lumières, l'effort critique de cette dernière ayant été remplacé par des palinodies juridiques et mathématiques qui confinent au grotesque. Quelques exemples :
- L'ignorance du christianisme : l'ignorance n'est pas le but poursuivi par les philosophes des lumières, en ce domaine comme dans les autres. C'est à la formule du socialisme catholique d'ancien régime que les philosophes des Lumières s'attaquent, en se fondant sur le texte et l'esprit du christianisme, suivant une méthode plus proche de celle de Martin Luther que de la méthode totalitaire moderne qui consiste à réduire la religion au cercle des affaires privées, solution qui expose quiconque, quelle que soit sa croyance particulière, au régime de l'inconscient collectif. La fameuse formule de Pangloss (Leibnitz) : "Tout est pour le mieux dans le meilleur des mondes." est typique de la marque imprimée par l'inconscient collectif sur ceux qui s'y soumettent. On sait l'axe de la critique de Voltaire contre ce leitmotiv emblématique du XVIIe siècle, que les doctrine libérale et éthique républicaine, ensemble, ont restauré dans ses droits. Il n'est pas anodin que cette philosophie naturelle provienne d'un mathématicien, car la géométrie, algébrique ou non, est avec l'art juridique la discipline qui s'accorde le mieux avec le totalitarisme. Son caractère thérapeutique, de placebo social, pourrait-on dire, explique la pénétration d'une doctrine aussi stupide ou musicale dans les mentalités, bien qu'elle soit mieux accordée à la dépense et au gaspillage qu'à la pensée. La convocation systématique de la médecine est, comme la formule mathématique de l'inconscient collectif, typique du totalitarisme et de la banalisation du mal par les agents du totalitarisme. Les crises de ces régimes interviennent dès lors qu'ils se trouvent dans l'incapacité d'assurer le bonheur ou le soin qu'ils promettent aux citoyens.
Le cantonnement à la sphère privée est le fait de certaines religions païennes antiques, bien qu'on retrouve chez certaines un effort d'émancipation (la religion de Homère opère ainsi un renversement de l'ordre totalitaire égyptien logocratique et de ses symboles, au point que certains savants ont pu penser que Homère "avait lu Moïse".) Mais on ne retrouve pas dans les Lumières la vaine chimère de Nitche d'un retour à l'ordre idéal païen égyptien ou romain. D'abord parce que cet ordre ne peut se passer d'un système de castes clairement affiché, et non sournois comme dans la démocratie moderne, ensuite parce qu'il est incompatible avec la production industrielle et le monde ouvrier, éduqué par les élites républicaines dans une culture sado-masochiste et l'idée que le travail peut "rendre libre". Même le chrétien J.-J. Rousseau est beaucoup moins chimérique qu'on ne le dit, et sa philosophie part du constat que le motif de la propriété rend la société inique, c'est-à-dire atroce. En revanche il n'est pas plus logique, comme fait Rousseau, de chercher une solution dans l'avenir qu'il ne l'est, de la part de Nitche, d'en chercher une à la manière des pédérastes dans le passé ; mais Rousseau n'est pas le grand croyant dans l'avenir que l'on dit, et l'esclavage ouvrier terrible du XIXe siècle, doublé de l'impérialisme, aurait certainement ramené Rousseau à plus de réalisme. La solution est dans Marx et le recours à la science ou la spiritualité, si l'on veut bien voir qu'il n'y a nulle volonté chez Marx de justifier la polytechnique.
- L'autre exemple de confusion entretenue volontairement par l'élite républicaine est dans le domaine scientifique, qui a laissé s'épanouir une philosophie et une épistémologie qui prônent ridiculement l'hypothèse, non pas seulement au plan de la méthode scientifique, mais aussi - et c'est là qu'un Français ne peut s'empêcher de rire - au plan du résultat ou du but de la science. Je ne peux m'empêcher de citer encore Karl Popper ici, épiphénomène du crétinisme scientifique moderne, qui fait prévaloir la méthode scientifique sur son but, et doit nécessairement conclure que la science est plutôt faite pour poser des questions que fournir des réponses, suivant le cadre abstrait de l'hypothèse qu'il s'est imposé. Le prédicat de Popper, loin d'être isolé, fonde un vériitable occultisme scientifique, et il s'appuie sur la malhonnêteté intellectuelle. L'occultisme, car une formule scientifique hypothétique garantit le monopole du clergé sur des vérités scientifiques présentées comme des dogmes. On retombe sur la veille formule religieuse pythagoricienne d'une connaissance magique, dont il convient que le peuple n'ait pas la notion ; de fait, pourquoi les classes laborieuses s'intéresseraient-elles à une science qui n'offre que des hypothèses, quand ces classes sont confrontées quotidiennement à des problèmes pratiques plus ou moins solubles ? Le soupçon est naturel ici d'une épistémologie scientifique destinée à répondre au premier chef aux questions existentielles du clergé, qui ne propose à ses ouailles qu'un existentialisme bas de gamme, pour ne pas dire une culture merdique inférieure au carnaval. Soupçon d'autant plus vif que cette philosophie naturelle, dont les Egyptiens fournissent la formule la plus nette, découle systématiquement sur le plan social sur la prédestination des élites morales ou politiques, ou la jouissance personnelle des mêmes classes sociales. La malhonnêteté intellectuelle de Karl Popper est dans le procès fait à Francis Bacon d'avoir ourdi une science favorisant le développement de la polytechnique. C'est bien sûr exactement le contraire, car s'il est bien un domaine qui se nourrit de l'hypothèse, et que l'absence de but scientifique ne prive pas de motivation, c'est précisément la science polytechnique, la mécanique et les mathématiques, dévaluées noir sur blanc par Bacon, maintes fois. Sur le plan de la polytechnique, ce n'est pas seulement le mal qui est banalisé, mais tout simplement l'horreur et les charniers de la polytechnique qui sont justifiés.