En lisant les oeuvres choisies de Lénine, je me suis demandé : - Lénine était-il infecté par l'idéologie darwiniste ? Les meilleurs critiques du totalitarisme ont montré que la technocratie, qu'elle soit nazie, soviétique ou démocrate-chrétienne, est indissociable de l'idéologie darwiniste. Aldous Huxley a ainsi placé cette conviction au centre du dispositif technocratique barbare dont il a fait une satire cinglante et subversive (Brave New World, 1932).
Pratiquement on pourrait dire que l'idéologie darwiniste joue dans la culture bourgeoise le même rôle que le droit divin dans l'Ancien régime.
On parle parfois de l'arrogance ou du mépris d'Emmanuel Macron ; il vaudrait mieux dire qu'il partage un sentiment de supériorité propre à sa caste, le sentiment d'être un "alpha". Ce préjugé est d'ailleurs partagé par les "epsilons", à qui il est inculqué dès le plus jeune âge à l'école. Il n'est pas rare d'entendre, dans la bouche d'un epsilon, la revendication d'un "droit au bonheur", non moins technocratique que l'idéologie darwiniste.
Les grands singes mâles dominants sont menacés d'être déposés, dès que leur force physique décline. Les alphas perdent le respect qu'ils inspirent dès lors que la perspective du bonheur collectif, dont les bonobos offrent une image relativement satisfaisante, s'éloigne. La domination est acceptée en contrepartie du bonheur.
Dans la société totalitaire, au stade décrit par Huxley de la consommation sans entrave ou presque, il vaut mieux être une femelle alpha qu'un homme epsilon.
On sait que Karl Marx s'est laissé abuser par la théorie darwiniste, qui n'était pas encore devenue le grand fourre-tout d'hypothèses contradictoires qu'elle est devenue ensuite. Marx a cru que l'hypothèse de Darwin était "matérialiste", alors qu'elle est en réalité "mathématique", reposant sur la théorie des grands nombres.
L'hypothèse darwiniste est "progressiste", dans la mesure où elle permet de soutenir une idée du progrès social automatique, largement répandue par les élites libérales, quitte à faire passer les crises économiques à répétition pour un bienfait économique.
Si le prolétariat est le mieux à même, selon Marx et Lénine, de lutter pour le progrès social auquel la bourgeoisie capitaliste s'oppose, c'est parce que ce prolétariat joue un rôle économique essentiel, en même temps qu'il est bien placé pour voir que la bourgeoisie s'enrichit sur son dos. La mondialisation a, d'une certaine façon, reconfiguré la lutte des classes à l'échelle mondiale. La guerre que se livrent le parti démocrate et le parti MAGA aux Etats-Unis est un nouvel épisode de la lutte des classes. La nouvelle division du travail à l'échelle mondiale ne donne pas satisfaction aux partisans de D. Trump.
Lénine mentionne incidemment l'hypothèse de Darwin, à titre de comparaison. Il la juge "scientifique", mais il ne semble pas s'y être intéressé de plus près.
Le léninisme repose largement sur le matérialisme historique de Marx et sa critique de la philosophie idéaliste des Lumières. Sans doute Lénine est-il moins méfiant que Marx vis-à-vis du "miracle technologique", mais cela ne permet pas d'expliquer pourquoi le régime soviétique s'est figé dans la technocratie après la Seconde guerre mondiale, un progressisme plus darwiniste que marxiste, qui fait dépendre le progrès des seules innovations technologiques.
La crise économique et industrielle de 1929 a porté un coup fatal à la théorie libérale du ruissellement, dont Marx a démontré qu'elle ne repose que sur quelques syllogismes. La guerre de l'Allemagne contre la Russie, si elle s'est soldée par la défaite du IIIe Reich, pris en tenaille, a néanmoins fait triompher le socialisme nationaliste, compatible avec la guerre impérialiste, y compris au pays des bolchéviks. Le parti unique, qui n'était qu'une étape selon Lénine vers un Etat démocratique, est devenu un appareil d'Etat technocratique rivalisant avec l'Etat fédéral étatsunien pour la domination du monde.