Sous ce titre a paru un numéro "hors-série" de "Le Monde" au début de l'été, sous la houlette de Nicolas Truong, et (très) largement diffusé (en kiosque).
Dire que Orwell dérange toujours est un euphémisme. "1984" a été conçu par Orwell au terme se son existence comme l'outil d'une prise de conscience, au stade où la culture occidentale est conçue pour étouffer la conscience individuelle, en particulier celle de l'homme du peuple (subalterne), accomplissant ainsi le projet de J. Goebbels d'une opinion publique soumise à la "raison d'Etat". La culture de masse totalitaire est la preuve la plus concrète du projet d'abrutissement du peuple par les élites.
Ce "hors-série" se compose d'extraits de textes choisis d'Orwell, de photos, de dessins et divers documents, ainsi que de quelques points de vue critiques sur G. Orwell et son oeuvre satirique.
Passons en revue quelques-unes de ces critiques succinctement, en commençant par les critiques négatives.
- Milan Kundera est l'auteur de la critique la plus virulente, puisqu'il n'hésite pas à associer Orwell à "l'esprit totalitaire" et à le qualifier de propagandiste. "Il réduit (et apprend à réduire) la vie d'une société haïe en la simple énumération de ses crimes."
Mais Orwell n'énumère pas tant les crimes de Big Brother qu'il montre comment l'Etat totalitaire repose surtout sur le mensonge, plus encore que sur la contrainte physique. Orwell a toujours dit qu'il s'interdisait de haïr les nazis ou les trotskistes pour pouvoir comprendre ces idéologies analogues. La société décrite par Orwell n'en est pas vraiment une, mais plutôt une caricature du monde occidentalisé dans lequel il vécut.
La critique de Kundera est tellement inepte que l'on peut se demander si elle est sincère ; un article de Maurice Nadeau, inséré dans le hors-série, rappelle que Orwell a fait l'objet d'une campagne de diffamation dans la presse britannique et française ("The Guardian", "Le Monde", "Libération") en 1996. L'anti-intellectualisme d'Orwell peut expliquer à lui seul les attaques posthumes de l'intelligentsia contre Orwell.
- Salman Rushdie (avant d'écrire ses fameux "Versets sataniques") a proposé une critique qui consiste à caractériser l'oeuvre d'Orwell comme "défaitiste" et "désespérée". S. Rushdie suggère que la maladie grave dont souffrait Orwell explique ce désespoir. Il s'agit là d'une critique sans doute superficielle. Il n'est pas rare que les écrivains souffrant de graves maladies produisent a contrario des oeuvres teintées d'optimisme ou d'utopisme.
Une telle critique, adressée au "Brave New World" (1932) d'A. Huxley, serait plus juste. Le roman de Huxley est plus humoristique, moins dur, mais Huxley était persuadé que les élites totalitaires étaient quasiment inarrêtables. Prêter un tel défaitisme à Orwell est incohérent, car il est probable qu'il a trouvé la force d'écrire un tel ouvrage, malgré la maladie, dans son utilité sociale. Certes, Winston Smith échoue dans sa quête de vérité et de liberté, mais son erreur (l'idéalisme) est un exemple à ne pas suivre pour le lecteur de "1984". L'honnêteté ébranle, selon "1984", un système qui repose sur la duplicité ("double think") des intellectuels (on ne peut s'empêcher de remarquer ici que K. Marx prêtait à la bourgeoisie la même duplicité intellectuelle).
- Georges Steiner déprécie l'oeuvre d'Orwell, qui n'est pas selon lui celle "d'un grand écrivain". Steiner voit dans "1984" "l'allégorie à peine voilée du stalinisme". La spécificité du conflit entre Staline et Trotski amoindrirait donc la portée de "1984".
On doit rappeler ici un détail : Orwell a situé cette prétendue "allégorie du stalinisme"... à Londres. Ce décalage indique que Orwell ne croyait pas que Staline et le stalinisme étaient spécialement russes. La culture de Trotski, que Steiner identifie à Samuel Goldstein, n'est pas moins "occidentale" que celle de Goebbels.
La méthode d'Orwell est analogue à celle de Shakespeare dans ses pièces "historiques" ; le portrait de personnages politiques emblématiques sert de support à un propos historique plus général. Staline et Hitler, peut-être plus encore Goebbels et Trotski, sont emblématiques pour Orwell du XXe siècle. Le gaullisme n'a-t-il pas les mêmes caractéristiques que le stalinisme ? On peut d'autant plus le penser que de nombreux slogans de "Mai 68" sont "orwelliens". Le régime gaulliste s'appuyait sur une démagogie typiquement bonapartiste. Néanmoins, compte tenu du déclin politique de la France, de Gaulle est un personnage d'importance politique moindre que Staline et Trotski.
Autre élément de dépréciation, Steiner rapproche le style d'Orwell du style de la littérature de gare. En temps que critique littéraire, Orwell a lui-même déprécié des ouvrages "de style" (Virginia Woolf, James Joyce...), conçus pour le divertissement de quelques "happy few". L'effet littérature de gare est volontaire. Orwell souligne la médiocrité de la condition de Winston Smith, ses goûts, ses manies de petit bourgeois ; la littérature de gare, produite en quantité industrielle, est le type même de littérature que les citoyens d'Océania sont encouragés à lire.
"1984" prend progressivement la dimension d'une tragédie, celle de l'anéantissement de l'homme par l'homme, du retour à la barbarie derrière l'apparence d'un Etat moderne sophistiqué. La sophistication elle-même est un élément du totalitarisme. L'immonde O'Brien est beaucoup plus raffiné que Winston Smith. La littérature ne se réduit pas au style.
(A suivre)