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  • Prométhée enchaîné

    "Frankenstein" (1818) est un roman difficile à lire, mal écrit en raison de l'inexpérience de son auteure, Mary Shelley. Cependant il n'appartient pas au genre de la science-fiction puérile ou spectaculaire, comme Jules Verne, mais à celui de la science-fiction satirique pour adultes.

    J'avoue que je suis assez surpris des commentaires que j'ai pu lire ici ou là sur ce roman. Tout d'abord l'adjectif "néogothique" me semble le plus inapproprié pour le qualifier. Le roman de Shelley est plutôt caractéristique de l'esprit des Lumières. "Néogothique" me semble mieux convenir à "Notre-Dame de Paris" ou au stupide "Harry Potter", qui met en scène un apprenti-alchimiste. Notons que le prestige de l'alchimie perdure jusqu'au milieu du XVIe siècle, c'est-à-dire au-delà du Moyen-Âge. Comme le mélange de science et de fiction (l'astrologie) est assez caractéristique de la culture médiévale, on peut qualifier la science-fiction enfantine de "néogothique".

    Je trouve aussi surprenante l'identification de certaines lectrices ou lecteurs au monstre fabriqué par Victor Frankenstein. L'identification à un personnage est le signe d'un manque de recul, d'une lecture enfantine.

    Il y a sans doute une explication sociologique : la société occidentale contemporaine fabrique des monstres, au sens étymologique du terme ; par conséquent un jeune homme ou une jeune femme peut voir dans le monstre de Frankenstein, prouesse technologique en même temps qu'il est à moitié raté, le reflet de sa propre condition, voire de son désir de vengeance. Ainsi les compétiteurs sportifs - c'est un exemple que j'aime bien prendre - sont-ils de tels monstres ; ou encore les actrices de cinéma hollywoodien, figures de proue de la société capitaliste monstrueusement belles.

    L'intelligence artificielle fournit cette explication au sous-titre "Le Prométhée moderne" : - Frankenstein défie les lois de la Nature comme Prométhée défie Zeus en apportant le feu aux hommes.

    Je ne crois pas que cette explication soit juste, et d'ailleurs, au passage, l'IA est une tentative de créer en laboratoire, non pas exactement une créature humaine, mais une cervelle humaine.

    Je propose cette explication, qui rend mieux compte de l'esprit satirique du roman de Shelley : les ingénieurs qui ont conçu la technologie de la fission nucléaire pour produire de l'énergie ont conçu un monstre qui, tant sur le plan militaire que civil, leur échappe largement, bien qu'ils prétendent le maîtriser. Le sinistre "projet Manhattan", digne du IIIe Reich, a d'ailleurs son Frankenstein, affolé par les conséquences de son invention macabre.

    La propagande de la "dissuasion nucléaire" est une manière de dissimuler que le nucléaire militaire est en partie hors de contrôle. Cette prétendue "dissuasion" est assez peu dissuasive; si on se fie à plusieurs attaques retentissantes subies par des nations dotées de l'arme nucléaire au XXIe siècle. Les inconvénients de la bombe A, malgré les efforts de l'Etat profond pour les dissimuler, sont plus visibles que ceux du nucléaire "civil", mais cela ne signifie pas que ces derniers n'existent pas. Dissocier le nucléaire militaire du nucléaire civil est déjà un procédé de propagande.

    Le thème de "Frankenstein" est donc plutôt celui de l'imposture scientifique. "Défier les lois de la Nature" est le b.a.-ba de la médecine et de la science empirique. L'antibiotique défie la bactérie. Mary Shelley ne jette pas le bébé avec l'eau du bain, la technologie avec la catastrophe technologique. Le risque de l'IA n'est pas l'intelligence, mais plutôt celui de la dépression qui suit l'annonce euphorique d'une révolution technologique mirobolante.

    Les promoteurs de la science naturelle empirique, dont la philosophie des Lumières découle, ont fait l'effort pour dépoussiérer l'alchimie de ses scories ésotériques. Ils ont aussi affirmé la nécessité de soumettre la science naturelle à la philosophie naturelle, cette dernière devant servir de tronc, garantissant la cohérence des différentes disciplines scientifiques entre elles.

    "Frankenstein" est donc une sorte de conte philosophique qui décrit la mort de la philosophie naturelle, l'éclatement de la science naturelle ou physique en différentes branches qui vont se développer de façon anarchique au cours du XIXe siècle.

    Shelley ne parle donc pas tant du défi lancé à la Nature par le Prométhée moderne que de son échec et des conséquences de son échec, dont il n'est pas interdit de voir dans le XXe siècle une illustration.