Je viens de me farcir une thèse de science politique sur les avantages et inconvénients du tirage au sort des représentants du peuple. Son auteur met en concurrence des points de vue exprimés par des théoriciens de la science politique depuis l'Antiquité jusqu'à aujourd'hui.
De mon point de vue "orwellien", cette thèse est assez oiseuse.
Elle est assez franco-française, dans la mesure où elle ignore à la fois les problèmes engendrés par la mondialisation de l'économie et celui de la lutte des classes, dont G. Orwell traite simultanément dans "1984". Big Brother est un Etat, dont la principale fonction, en dépit de l'idéologie officielle, est de maintenir le prolétariat sous la domination d'une petite caste bureaucratique. Une large partie des citoyens d'Océania exerce donc ses droits civiques inconsciemment contre la classe laborieuse. Autrement dit : le socialisme du parti socialiste anglais est pure rhétorique. On pourrait très bien imaginer que les parlementaires soient tirés au sort et non diplômés de la faculté de science politique d'Océania. Ils n'auraient pas plus de pouvoir législatif que les parlementaires sous la Ve République et leurs débats idéologiques seraient retransmis par la télévision d'Etat, servant de sujets de conversation dans les bistrots d'Océania...
Le tirage au sort a pu être décrit, à travers les âges et par différents auteurs, comme un moyen de restaurer l'égalité entre les citoyens, et donc de rétablir la démocratie au sens égalitaire du terme : cela ressemble beaucoup à transformer une partie d'échecs en une partie de dames où toutes les pièces ont la même force. Le tirage au sort semble une sorte de "deus ex machina", de solution miracle.
Le peuple ne descend pas dans la rue en raison de l'illégitimité des élites ou du parti qui les dirige ; il descend dans la rue en raison de l'incapacité des élites ou du parti à diriger la nation ou le pays. La classe bourgeoise a saisi les rênes que l'aristocratie, incompétente, avait lâchées.
Le problème majeur que décrit "1984" n'est pas celui de l'illégitimité de Big Brother, ni même celui de l'inégalité des citoyens entre eux, mais celui de la mort de l'action politique. Big Brother est, d'une certaine façon, un Etat à la dérive, un Etat dont la principale force est de savoir se faire aimer de ses administrés.
Le désamour de l'Etat, manifesté par les Gilets jaunes ou par les électeurs de D. Trump Outre-atlantique à travers l'expression "Etat profond", est donc presque un acte d'impiété.
Le réflexe de Winston Smith de se tourner vers l'utopie d'Emmanuel Goldstein est montrée par Orwell comme un piège. L'Etat profond se nourrit en effet de l'utopie.
Selon Orwell, l'Etat profond est un Etat "libéral", au sens le plus général du terme - non pas le produit de telle ou telle théorie libérale, mais le résultat des politiques effectivement menées sous l'étiquette "libérale" au XXe siècle. S'il bat pavillon "socialiste", c'est pour mieux entraîner le peuple.
Le système du tirage au sort est un amendement au fonctionnement du Léviathan libéral ; le commandant qui a envoyé le "Titanic" contre un iceberg ne pourrait-il pas être remplacé par un matelot désigné au sort par l'équipage qui se serait mutiné ? La question du tirage au sort laisse de côté le problème de la voie d'eau et du but de la croisière.