Je n'aurais peut-être pas rédigé cette note rectificative si je n'avais lu ce commentaire dans une revue d'histoire, à propos de "Le Jeu de la Reine" (Firebrand) : "un bon film historique" ; en réalité ce film britannique, paru en mars 2023, après avoir été sélectionné au festival de Cannes, est un film de propagande féministe cousu de fil blanc, qui maltraite la vérité historique.
Aldous Huxley ne s'y est pas trompé, quand il a fait du cinéma un instrument totalitaire ; il est dans "Brave New World" un moyen d'abrutissement des masses, afin de leur ôter le goût de la liberté. Mais le cinéma est employé aussi comme moyen de subversion de l'Histoire. Hollywood a atteint une forme de raffinement totalitaire en proposant des films de propagande à la fois divertissants et plus subtils que "Tintin et les Soviets".
"Le Jeu de la Reine", du cinéaste brésilien Karim Aïnouz, ne se présente pas comme un divertissement épique dans un décors historique, un roman d'Alexandre Dumas ; on fabrique bien ici une épopée féministe, en accommodant les faits historiques pour les faire coïncider avec la théorie de la lutte des sexes.
On voit ainsi la sixième et dernière épouse d'Henri VIII (Tudor), Catherine Parr, assassiner son mari dans son lit en l'étranglant, afin de se venger de toutes les humiliations qu'il lui aurait fait subir, et venger par là-même les cinq épouses précédentes du roi.
Pour faire de Catherine Parr une héroïne féministe, il a fallu la transformer en assassin, ce qu'elle ne fut pas. La dernière épouse du roi Henri VIII ne complotait pas non plus dans son dos avec des prêcheurs chrétiens puritains. Comme la plupart des aristocrates anglais de son temps, hommes ou femmes, elle s'intéressa aux publications des réformateurs. Cet engouement correspond au courant huguenot en France ; il est encouragé au Royaume-Uni par le schisme avec Rome, et cela bien que le roi lui-même soit resté personnellement attaché aux rituels et aux sacrements catholiques - le schisme a d'abord une cause diplomatique ou politique.
En réalité, Catherine Parr n'assassina pas son roi et mari, qui la coucha sur son testament et la dota largement, au moins pour deux raisons : la première est que Catherine Parr avait élevé un prince (le futur Edouard VI) et une princesse (la future Elisabeth Ire), comme s'ils étaient ses propres enfants, ce qui n'était pas sans mérite aux yeux d'un roi très inquiet de sa succession ; la violence conjugale d'Henri VIII est en partie liée à cette inquiétude ; la gratitude d'Henri VIII vis-à-vis de Catherine Parr s'explique aussi car elle fut sa compagne pendant quatre années très difficiles, où le roi fut assailli presque quotidiennement par des douleurs lancinantes aux jambes, aggravées par son obésité.
Si Henri VIII ne fut peut-être pas le roi d'Angleterre le plus avisé de tous, il était loin d'être un imbécile gouvernant seulement au gré de ses désirs charnels. La brutalité que les épouses précédentes d'Henri VIII eurent à subir (deux d'entre elles furent exécutées) n'était pas une brutalité masculine, mais une violence politique. Si les femmes anglaises furent mêlées de plus près à cette violence, c'est en raison de leur capacité et de leur volonté plus ferme d'exercer le pouvoir : comme les ecclésiastiques qui jouèrent un rôle de premier plan, elles en subirent le contrecoup.
Après la mort d'Henri VIII, Catherine Parr épousa secrètement (pour ne pas provoquer de scandale) un beau-frère du roi, Thomas Seymour ; elle mourut en couches un an et demi après le roi, à qui elle n'avait pas donné d'héritier.
Le royaume se passa assez bien d'héritier mâle, puisque le règne de la seconde fille du roi, Elisabeth, dura assez longtemps et fut assez stable pour donner naissance à la nation anglaise, encore chancelante sous le règne de son père. L'avènement d'Elisabeth n'est pas le résultat d'une quelconque "guerre des sexes", inventée a posteriori par la propagande capitaliste.
Les scénaristes de "Firebrand" ont imaginé un complot religieux, assez déroutant pour le public français habitué à croire que le féminisme est une idée "laïque". Ils ont imaginé que la célèbre prêtresse et martyre protestante Anne Askew, qui finit brûlée vive avec quelques-uns de ses coreligionnaires, avait incité Catherine Parr au régicide.
Si Anne Askew prêcha en effet une réforme chrétienne radicale, niant que la "transsubstantiation" (métamorphose du pain en corps du Christ) fasse partie de la Foi chrétienne, l'intention révolutionnaire prêtée à cette martyre est fantaisiste.
Indirectement les sermons hérétiques d'Anne Askew représentaient une menace pour l'ordre public et le catholicisme résiduel, à quoi on peut résumer l'Eglise d'Angleterre en ce temps-là (incarné par l'évêque S. Gardiner dans le film). D'une famille plutôt aisée, ayant reçu une éducation supérieure, Anne Askew a peut-être fréquenté Catherine Parr au cours de son enfance. Cependant la théorie d'un complot de femmes pour éliminer le roi Henri VIII, figure du patriarcat brutal et archaïque, ne s'appuie sur aucun élément concret. Cette théorie est réductrice d'Anne Askew elle-même qui, après avoir été torturée, ne dénonça aucun(e) complice réel ou supposé, et mourut sur le bûcher pour ce qu'elle estimait être la vraie Foi, épurée des rituels et traditions catholiques, d'un "droit divin" sans doute usurpé aux yeux de cette martyre.
Présenter la réforme chrétienne ou le puritanisme religieux comme la cause DIRECTE des révolutions, de la démocratie et du féminisme, c'est occulter que la vieille théocratie catholique médiévale était minée de l'intérieur depuis longtemps. Les rois catholiques eux-mêmes, François Ier et Charles Quint, menacèrent le pape ; l'empire romain d'Occident, dont le pape était le chef religieux, avait vécu ; le schisme de l'Eglise d'Angleterre, comme le montre la pièce de Shakespeare ("Henri VIII"), est largement le fruit d'un échec diplomatique bilatéral, précurseur de l'affrontement entre les royaumes d'Espagne et d'Angleterre, qui tournera à l'avantage de ce dernier.
S'il est plausible et en partie avéré que Catherine Parr éduqua le prince et la princesse "du sang" dans les idées nouvelles de la réforme, les soustrayant ainsi à la tutelle du clergé archaïsant, il est plus plausible encore qu'elle ne le fit pas secrètement, contre la volonté du roi Henri VIII. Celui-ci souhaitait avant tout que cette nouvelle Eglise d'Angleterre -ambivalente- continue d'exercer sa tutelle sur le peuple. Comme Luther et Calvin, Anne Askew représentait un risque de sédition d'une partie du peuple, un risque que Catherine Parr ne pouvait ignorer.
Les puritains finiront par former un parti d'opposition, déjà puissant en Angleterre sous Elisabeth Ire, et dont la révolution républicaine de Cromwell représente, en quelque sorte, le triomphe (provisoire). Mais l'histoire des idées n'est pas l'histoire, contrairement à ce que la propagande totalitaire insinue, qu'elle soit soviétique ou démocrate-chrétienne. La révolution n'est pas plus féminine que le patriarcat n'est masculin.
Bien sûr le puritanisme chrétien s'est exporté aux Etats-Unis ; la bonne compréhension de l'histoire de l'Angleterre est particulièrement utile pour comprendre, non seulement le monde moderne européen (la révolution française est une révolution puritaine, plus violente que la révolution de Cromwell mais qui fustige également la corruption et le libertinage des élites aristocratiques), mais aussi l'idéologie des élites totalitaires contemporaines démocrates-chrétiennes - pourquoi elles se disent "anarchistes" ou "révolutionnaires".
Relevons enfin l'apologie de la vengeance, caractéristique de l'éthique capitaliste ou bourgeoise, par le "Jeu de la Reine" : parce que sa vengeance est juste, le personnage fictif de Catherine Parr est pur. Il n'est pas rare que le cinéma fasse l'apologie de la vengeance, véhiculant ainsi une éthique barbare, typiquement nationaliste ou impérialiste, bien au-delà du questionnement hypocrite sur la barbarie nazie au XXe siècle. George Orwell a utilement défini le mobile de la culture totalitaire comme l'incitation à la haine, une incitation canalisée par Big Brother, c'est-à-dire l'Etat.