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  • Balzac contre le Monde

    Comment un type aussi mondain, aussi gonflé d'illusions qu'Honoré de Balzac, a-t-il pu produire un monument littéraire, la Comédie humaine, qui contribue aussi peu à la gloire du monde et de la bourgeoisie ? C'est à peu près l'angle d'étude choisi par Stéphane Zweig dans sa célèbre biographie intitulée, "Balzac ou le Roman de sa vie". Le génie de Balzac repose sur un paradoxe : comment un homme aussi optimiste, dont l'optimisme écoeura jusqu'à ses amis les plus proches, a-t-il pu produire autant de chefs-d'oeuvre inoubliables ?

    L'optimisme permet en effet de gagner trente-six fois de suite le tournoi de Roland-Garros, de devenir multi-millionnaire en quelques mois, de participer à la fabrication de la bombe A, de gravir les treize sommets les plus élevés du globe en six mois... toutes choses que l'on s'attend à voir un type plein d'entrain comme Balzac accomplir ; mais, si l'optimisme est le carburant de la performance, il ne permet pas de produire une oeuvre d'art, quelque chose d'utile à la société, comme la boussole, l'hygiène médicale ou la littérature, qui permet à l'humanité de se connaître elle-même, dans sa bassesse comme dans son héroïsme, et ainsi de progresser.

    Zweig nous fait partager sa stupeur devant un tel phénomène ; les meilleurs amis de Balzac, et les quelques femmes qui l'aimèrent, furent les témoins effarés de cette monstruosité. Sans doute y a-t-il toujours quelque chose de monstrueux dans le génie authentique : la pudeur excessive des femmes, qu'elle soit innée ou l'effet de l'éducation, les empêche d'être des artistes véritables ; chez les quelques femmes qui le furent néanmoins, s'affranchissant des réflexes de leur espèce, on trouve une audace inhabituelle. George Sand donne presque toujours le conseil à son ami Flaubert de ne pas prendre de risque, et Flaubert était pourtant loin de foncer tête baissée en avant comme Balzac !

    Les relations amoureuses de Balzac, presque toujours avec des femmes mariées issues de l'aristocratie, évoquent donc le conte de "La Belle et la Bête". Balzac ne cherchait pas la grâce dans la beauté physique, mais dans l'origine aristocratique de ses conquêtes.

    Balzac est un génie paradoxal, une sorte de Dr Jekyll et Mr Hyde, moine discipliné la nuit, enfermé dans son cabinet de travail avec plumes, encre et papier, distillant la vendange des choses vues à la lumière du jour, et spéculateur fou et imbécile le jour. Zweig suggère que la niaiserie de Balzac était peut-être due à l'extrême concentration dont il faisait preuve au cours de ses heures de veille. Balzac n'a pas plus de moralité qu'un marin breton ou qu'un prêtre catholique ; il progresse en tirant des bords extrêmes, et lorsqu'il n'aura plus la force physique de ce grand écart, il s'éteindra au seuil de la comtesse de Hanska, qu'il se représentait comme un havre de paix, une femme-giron ; cette grande dame par la taille de son arbre généalogique était flattée du désir d'une telle comète pour sa personne assez insignifiante, bien que très titrée. Il faut dire que Balzac était parvenu au sommet de la gloire, à l'échelle de l'Europe, pour ne pas dire du monde, en un temps où les romanciers étaient encore considérés comme des philosophes.

    Au contraire des femmes qui partagèrent la vie agitée de l'homme Balzac, ses lecteurs aiment la lucidité de son regard ; du moins est-ce le cas de Zweig, de Barbey d'Aurevilly, de Karl Marx, de Paul Bourget... de tous les lecteurs capables d'établir entre les romans d'Alexandre Dumas et ceux de Balzac une hiérarchie. Eugène Delacroix se demandait comment son ami A. Dumas pouvait écrire des choses aussi niaises ? La réponse tombe sous le sens : parce que Dumas ne se préoccupait pas d'art, mais de vivre. La seule ambition de Dumas était de jouir de ses rentes.

    Zweig note qu'avec les années, à force d'accumuler les expériences le plus souvent pénibles, les romans de Balzac sont de plus en plus crus, et leur tonalité sentimentale parfois exaspérante s'estompe.

    On doit voir Balzac comme un entrepreneur de littérature à ses débuts, et non comme un apprenti-poète à l'instar de Flaubert. La comparaison avec Flaubert, qui n'est pas dans Zweig, permet de mieux comprendre Balzac au plan de la méthode. Balzac procède presque d'un empirisme pur ; il n'a pour ainsi dire pas de modèle : Corneille et Racine sont avant tout synonymes de gloire à ses yeux. Il tâchera en vain d'en imiter les vers. Le véritable modèle de Balzac, c'est... Napoléon - c'est-à-dire un modèle d'entêtement et de volonté. Napoléon, qui n'a jamais ajouté à l'art ou à l'intelligence humaine, qui fascine mais n'intéresse personne. La gloire posthume de Napoléon s'ancre dans la bêtise humaine, qui prendra au XXe siècle des proportions tragiques (conduisant d'ailleurs S. Zweig au suicide).

    L'admiration de Balzac pour l'ambition de Napoléon permet de souligner un autre aspect du paradoxe balzacien : alors que sera reconnu à Balzac le talent de peintre d'Histoire, il écrit dans la langue d'un peuple qui méprise l'Histoire, lui préférant les récits épiques dans des décors de carton-pâte, préfigurant le cinéma et le roman nationaliste. Suivant cette fantaisie bien française, Balzac remisera cette admiration enfantine pour Napoléon au profit de convictions légitimistes tout aussi fantaisistes, mais plus propres à servir ses ambitions amoureuses.

    Flaubert, quant à lui, a Goethe dans le viseur, et se retiendra de publier quoi que ce soit qui ne soit pas digne de son ambition artistique ; il n'a pas le même besoin de s'émanciper par l'argent que son aîné, ce besoin qui poursuivra Balzac toute sa vie, le rendra le plus souvent malheureux, mais aura pour effet de cravacher sa volonté.

    Mais, au stade de la préface de la Comédie humaine, ce n'est plus le même Balzac que le Balzac inexpérimenté et brouillon des débuts ; il n'a toujours pas de style, mais au moins il a une oeuvre, universellement reconnue.

    L'effort de Balzac pour devenir millionnaire ET un grand homme de lettres, simultanément, a transformé son existence en fuite haletante, entrecoupée de plages d'un travail nocturne harassant. Mais B. était conscient que l'on ne peut pas creuser profondément deux sillons en même temps, et il avait choisi le sillon de la littérature, sans arriver à se défaire du vice capitaliste de la spéculation, véritable aspiration au néant.

    Selon Zweig, Balzac aurait été richissime s'il s'était sérieusement attelé à ses affaires au lieu de se dédoubler, car il avait un certain flair, et d'autres, plus appliqués, sur ses intuitions ont bâti des fortunes. Il est certain que l'argent ne pouvait suffire à combler l'esprit d'un Balzac comme il comble celui d'un Bernard Arnault, d'un Bill Gates ou d'un Elon Musk.

    Le dilettantisme de Balzac dans le domaine des affaires se retrouve dans le domaine amoureux. On l'a décrit comme soumis, servile même en face des femmes ; la réalité est que Balzac a surtout cherché à séduire des femmes sensibles aux flatteries. Balzac endosse le costume de l'amoureux chevaleresque avec plus ou moins d'habileté, pour le besoin de sa cause amoureuse.

    La comtesse ukrainienne Hanska est sa dulcinée du Toboso, à peine moins idéalisée. Elle est exotique, aristocrate, riche, elle a lu ses romans, reconnu son génie : c'est là bien plus qu'il n'en faut pour que la cristallisation ait lieu. Leur amour semble artificiel ? Qu'y a-t-il de plus artificiel que l'amour, qui tienne plus à un détail ? Du reste les obstacles et la distance qui séparent Balzac de l'épouse du comte de Hanski le rapprochent de son oeuvre ; ces obstacles rapprochent aussi la baronne d'un désoeuvrement qui était peut-être aussi... existentiel.

    Balzac se sait possédé, par le désir de s'enrichir, de conquérir de riches aristocrates, mais il n'a pas fait pas de cette possession tout un fromage, comme d'autres écrivains secondaires, Proust ou Barbey d'Aurevilly. Il en a fait de bonnes nouvelles, comme "La Peau de Chagrin".

    Avant d'atteindre la veine réaliste où il s'épanouit, Balzac a donné dans le genre putassier le plus rentable, le genre que les éditeurs, qui sont les maquignons des lettres, attendaient déjà au XIXe siècle. Mais, là encore, dès qu'il l'a pu, Balzac a quitté le trottoir pour se mettre tant bien que mal à son compte, se hisser jusqu'à une littérature honorable. Là encore la petitesse de ses débuts s'explique par un milieu social moins favorable que celui de Flaubert, une mère qui veut le faire fonctionnaire ou notaire à tout prix. Balzac a fait le trottoir pour échapper à sa mère. Peut-être est-on trop sévère avec elle ? Quand les mères ne se débarrassent pas de leur fils, comme fit Mme Balzac-mère en plaçant Honoré chez une nourrice, puis en pension, elles ont tendance à les étouffer, à en faire de petits chiens d'appartement.

    Balzac a eu maintes fois l'occasion de se suicider, au cours de son existence : s'il n'en a rien fait, surtout dans les jeunes années, c'est peut-être grâce à l'extraordinaire résilience, procurée indirectement par cette mère maladroite, quasiment honteuse de son rejeton, semble-t-il.

    La tâche de Zweig n'était pas mince, au moins aussi ardue que celle de Rodin, cherchant à représenter le grand homme dans une sculpture, qui a souligné de Balzac l'aspect monstrueux de sa personnalité.

    La démarche de Zweig est analogue à celle de S. Freud explorant l'oeuvre de Shakespeare, mais, contrairement à Freud, Zweig n'a pas cherché à faire coïncider Balzac avec ses préjugés. En outre, Balzac et son oeuvre constituent non seulement un terrain d'étude psychologique exceptionnel, mais ils permettent de pénétrer plus largement le XIXe siècle. L'Histoire ne permet pas de retourner dans le passé, elle permet de comprendre ce passé mieux que la plupart des hommes qui y ont vécu. Quel recul Napoléon avait-il sur son temps ?

    NB : Ajoutons au crédit de Zweig qu'il a su faire dans la Comédie humaine, dont il est globalement très admiratif, le tri entre le très bon, le bon et le mauvais (harcelé par ses créanciers, Balzac pouvait bâcler la seconde moitié d'un roman pour honorer une commande). C'est donc un bon guide de lecture pour ceux qui n'aiment pas s'en remettre au hasard.

    (Chronique pour la revue littéraire Z)