Alors étudiant en propédeutique à B***, petite capitale de province à demi figée dans la routine moderne, un fait divers avait frappé l’esprit en friche du jeune Xavier de J.
Précisons que la Philosophie, choisie au hasard entre plusieurs sujets d’étude possibles, la Philosophie était loin de combler la curiosité tous azimuts de notre héros ; aussi pour compenser l’aridité de cette matière et se distraire de ses professeurs lisait-il les dépêches des canards locaux ou nationaux avec assiduité, en quête d’un supplément de métaphysique.
« L’assassin, disait le “Petit Rapporteur de l’Ouest” en “Une”, s’est introduit à la faveur de la nuit dans le parc d’enceinte du Palais de Justice ; il s’est attaqué dans le plan d’eau baptisé “lac des cygnes” par les riverains aux trois spécimens, deux blancs et un noir, de cette espèce de palmipèdes décoratifs. Après les avoir exécutés par strangulation, sans autre forme de procès il a pendu ensuite les pauvres bêtes par le col aux grilles du parc. »
Une photographie était censée renforcer la description de l’article, mais elle était floue et peu explicite avec ses trois taches blanches informes sur fond de frondaisons glauques.
Dans le bec du cygne du milieu, les enquêteurs retrouvèrent un billet coincé, où le criminel avait griffonné quelques revendications. Conformément au droit des peuples à disposer d’eux-mêmes, l’indépendance de la Cornouaille sous quinzaine était exigée, ainsi que, et là la revendication était directement adressée au futur gouvernement de la Cornouaille libre et indépendante, l’enseignement de l’idiome cornouaillais aux jeunes enfants dès la classe de maternelle supérieure. Sinon le militant indépendantiste n’était pas près de déposer les armes et il fallait s’attendre à d’autres représailles sur la faune des espaces verts du département.
« - Tout ça est parfaitement idiot et recèle sûrement autre chose… » songea le jeune homme perplexe. Il avait néanmoins tiré de F. Hegel et A. Allais, ses auteurs favoris, que l’absurdité, malgré les apparences, n’est pas dénuée de sens pour peu qu’on ait bon pied, bon œil.
Une promenade de reconnaissance dans le parc qui avait servi de cadre au drame s’imposait. Y pique-niquer aussi par la même occasion vu qu’une éclaircie venait juste de se déclarer au-dessus de B*** serait une bonne idée.
Un sandwich composé de mie de pain et de jambon sec d’Italie à la main, une canette de bière en poche, Xavier de J. parcourut toutes les allées en plissant les yeux. Mais nul détail révélateur ne vint éclaircir pour lui l’énigme, serait-ce d’un iota.
Ce jardin public était on ne peut plus banal, avec ses parterres de fleurs criardes soigneusement entretenus, ses grappes de vieillards qui trompaient le temps en jouant aux boules, son théâtre grec en béton, ses balançoires abandonnées à l’heure de l’école, ses pelouses d’un vert désespérant, sa mare aux cygnes tristement vide…
Jusqu’à l’architecture du Tribunal sis au milieu, qui n’était ni spécialement dissuasive ni spécialement acceuillante ; sur le côté gauche du palais, on avait érigé le buste de quelque écrivain natif de B*** afin d’entretenir sa gloire, comme font toutes les municipalités. L'étudiant passa devant sans même s'arrêter.
Douze années plus tard, Xavier de J. avait relégué cette anecdote dans le vide-poche de sa mémoire et poursuivait ses études dans une ville plus grande lorsque, feuilletant distraitement un bouquin extrait de la bibliothèque de son dentiste, assortiment d’ouvrages jugés propices à endormir l’impatience et l’angoisse d’une clientèle aux nerfs en pelote et qui pouvait, de l’antichambre où elle se trouvait confinée, percevoir le son agaçant d’une roulette ou d’une perceuse, il se ressouvint soudain, butant sur un long couplet, de ce fait divers ancien, par association d’idées et de couleurs (la moquette de la salle d'attente était verte, elle aussi) :
« …étant allé jusqu’à la mare de Montjouvain où j’aimais revoir les reflets du toit de tuile… en grand deuil car son père était mort depuis peu… c’est assommant, quelque chose insignifiante qu’on fasse, de penser que des yeux vous voient. »
Avec ses phrases-boa, Proust, car il s’agissait d’une édition bon marché de Du Côté de chez Swann, Proust n’était-il pas lui aussi un redoutable tueur de signes sous des dehors bonhomme ? Par réflexe Xavier de J. porta une main inquiète à son cou alors qu'on l'appelait à son tour dans le cabinet rempli d'appareils plus monstrueux les uns que les autres.
Commentaires
Il paraît que le cygne chante bien avant de mourir.
"Si les signes vous fâchent, ô combien vous fâcheront les choses signifiées" écrivait Rabelais dans le Tiers-livres.
"Toutefois, le cygne ne fâche jamais et ne signifie rien d'autre que la mémoire glissant silencieuse, tel un nuage, entre le miroir du lac de notre âme et celui du ciel de nos pensées."
Cette dernière phrase est de moi et l'on préférera Rabelais, évidement...
Bien beau texte et une enquête bien intéressante de l'inspecteur Lapinos.
Plus beaux que les cygnes, les intersignes. Ils ne tuent, ne meurent : ils introduisent au royaume des métamorphoses et de l'intervalle sacré. En eux, le mystère de la vie ?
Très belle plume, X.
[Donc, j'avais raison :-D]
"Toutefois, le cygne ne fâche jamais et ne signifie rien d'autre que la mémoire glissant silencieuse, tel un nuage, entre le miroir du lac de notre âme et celui du ciel de nos pensées."
Vous en faites un peu trop dans le lyrisme, je trouve :D
Spendius : De quoi aviez-vous raison ?
C'est vrai que vous avez souvent une belle raison contre la foi ultime du Lapinos et je ne sais en fait pas lequel de vous deux sera le dernier (des lapins sinon des hommes).
Ceci étant, je vous ai ressorti une phrase en cygne de derrière les fagots de mon adolescence. Il est évident que tel le plus petit des vins primeurs, ça vieillit très mal même dans un bonne cave. Comme moi, du reste...
Eh bien, je dis de quoi j'avais raison, vous n'arriveriez pas à le lire - démerdez-vous avec ça, j'espère que vous aimez les énigmes.
Spendius en ces temps de catastrophes et de haute connerie, je n'ai pas le temps ni l'humeur de jouer aux énigmes et j'ajoute que je peux tout lire, voir et entendre et bien souvent comprendre. J'ai des principes, mais je sais les foutre aussi à la poubelle sans rancune et en leur disant merci en plus ; ça ne mange pas de pain. On apprend tout de tout comme de rien. A+
Pas besoin de faire un caca nerveux, c'est un truc tout con que j'avais dit plus haut et qui a été envoyé à la poubelle - justement parce que c'était con. Vous inquiétez pas, c'était d'une banalité affligeante, bien fidèle à moi :D
Il ne faut pas prendre les cygnes pour des canards sauvages voire des faisans, Martin : le cygne, si on ne le prend pas en traître, est agressif et sait se défendre.