Le "Marchand de Venise" n'est bien sûr pas une pièce sur les Juifs mais sur l'usure. Cette précision dans les manuels scolaires paraît bien inutile. Elle est d'ailleurs faussée par la référence à la choa dans certaines éditions. L'écolier peut en effet se dire : "On veut encore m'enseigner le catéchisme de la choa ; tous les moyens sont bons, et je ne peux pas y échapper, même dans Shakespeare !"
Cette pièce a elle-même largement inspiré Karl Marx pour son étude approfondie des arcanes des républiques et monarchies européennes de la fin du XIXe siècle.
+ Il serait complètement anachronique d'attribuer à Shakespeare la conception identitaire ou existentialiste moderne. Ce tragédien classique, que le XVIIe siècle baroque a tenté d'enterrer, a en outre vécu dans une Angleterre où cohabitent tant bien que mal trente-six christianismes différents, comme autant de partis politiques en France aujourd'hui. Il est donc bien placé pour savoir qu'il y a autant de Juifs différents que de variétés de chrétiens, même si l'universalisme catholique ne fait naturellement qu'accentuer cette tendance (Rome a toujours lutté en vain contre, avant de céder sous le poids de cette contradiction, précisément à l'époque où Shakespeare s'exprime, puis de décliner lentement ensuite et plonger dans le comas cérébral qui la fait se rattacher aujourd'hui encore à la doctrine... de saint Thomas d'Aquin).
+ Contrairement à ce qu'on peut lire parfois dans les manuels scolaires, le Juif Shylock n'est même pas le personnage ou le sujet principal de la pièce. L'objectif de Shakespeare est de provoquer son public, pas spécialement composé d'usuriers juifs. Exactement comme Hamlet fait sortir le roi Claudius de ses gonds en lui montrant son ignominie à travers un personnage de théâtre. Imaginez entrer dans une salle de cinéma et en ressortir au bout de cinq minutes parce que vous vous êtes senti outragé ; c'est exactement ce que Shakespeare veut. Son théâtre n'a pas le même but que l'opéra, le cinéma ou les concerts de rock'n roll.
+ Ainsi on pourrait écrire aujourd'hui une pièce à partir d'un odieux terroriste musulman, comme les médias ou le cinéma sauraient en inventer s'il n'y en avait pas. Si odieux qu'il obligerait les femmes à se voiler. Et qu'il rendrait jaloux Jean-Marie Le Pen par sa méchanceté. Tout le public serait contre lui, forcément. Ce serait le diable. Et à la fin de la pièce, le diable serait capturé, puis torturé avant d'être mis à mort à la manière brutale des soudards. Une longue scène de torture. Une certaine gêne s'installerait alors peut-être dans le public.
+ C'est donc plutôt la question de la complicité avec le diable qui est abordée dans "Le Marchand de Venise". Et comme Shakespeare a le sens des odeurs et des corps en décomposition, sachant qu'on ne fait pas de littérature avec de bonnes odeurs, il a choisi Venise, dont la pourriture et la décadence étaient bien connues des Anglais.
Trop fin connaisseur de la nature, d'ailleurs, Shakespeare, pour gober un truc comme la pureté ou l'évolution de la race, conceptions du niveau d'un éleveur de chiens ou d'un philosophe allemand qui prend un prélèvement effectué sur la nature pour la nature tout entière.
Pour Shakespeare la souillure ou la pourriture vient au contraire de la race et des racines, plongées dans la terre.