S'il n'opérait pas à l'intérieur de l'institution ecclésiastique, l'antéchrist serait impuissant à subjuguer le monde. Les disciples de Jésus-Christ ont été avertis par les évangiles et les épîtres de Paul de cette manifestation occulte de Satan, non pas sous la forme du paganisme traditionnel, c'est-à-dire de la religion du "droit naturel", mais s'avançant masquée derrière la rhétorique chrétienne.
Même un catholique romain, même le pape ne pourra pas nier que le ou les schismes constituent une preuve de l'activité de l'antéchrist à l'intérieur de l'Eglise - car il justifie le raisonnement de l'athée ou du païen qui dit : - Il n'y a pas de message évangélique, mais trente-six interprétations de ce message propices à justifier trente-six partis différents. Et le païen ajoutera : - La nature, elle, suggère une doctrine bien plus univoque et constante - le droit naturel est dur, mais cette dureté est celle de la vie elle-même, qui ne présente pas de trace d'amour, de liberté ou d'une vérité supérieure au droit naturel. L'abstraction elle-même, où l'homme croit parfois trouver un mode de raisonnement autonome, n'est qu'un référent naturel. Le cosmos est insondable pour l'homme, qui ne peut que le réduire à des schémas, "big-bang" où autres spéculations, pour le confort de son esprit. Les limites naturelles - la mort - sont infranchissables. Il n'y a pas de progrès, seule la jouissance est pour l'homme une perspective raisonnable, et la jouissance est nécessairement inégalitaire." (je résume ici plus ou moins le propos de Nietzsche).
Mais la vérité est bien plutôt que les doctrines sociales offrent aux chrétiens, comme aux païens ou aux athées, un refuge et une sécurité que la vérité ne procure pas. Traduire le message évangélique en "doctrine sociale" est donc une tentation permanente, la tentation décrite par le Messie lui-même comme la volonté de faire le royaume de dieu sur la terre - en effet, quelle doctrine sociale chrétienne pourrait s'assigner un autre objectif ? La quête de la vertu elle-même répond à un besoin anthropologique et non métaphysique. Nietzsche a parfaitement raison de qualifier la doctrine sociale chrétienne d'irrationnelle, voire démentielle, en tant qu'elle s'abstient de faire l'apologie de la beauté contre la laideur, de la force contre la faiblesse, de l'élitisme contre l'égalité. Mais les chrétiens fidèles n'ont pas plus de raison de croire cette transposition du message évangélique dans l'ordre social, ni l'abaissement de la métaphysique au plan de l'anthropologie pour une volonté divine.
La faiblesse de la chair est décrite dans l'évangile comme le principal obstacle à la spiritualité chrétienne. Ce n'est pas une innovation ou un parti-pris exclusivement chrétien, puisque plusieurs philosophes antiques, grecs notamment, contrairement aux assertions erronées de Nietzsche sur ce sujet, ont pu concevoir la force de l'instinct comme une limite à l'accomplissement plein et entier de l'homme, le maintenant au stade nécessairement bestial de l'animal politique. C'est un dialogue de sourds entre le Messie et Ponce Pilate, c'est-à-dire en la métaphysique et l'organisation politique.
La mythologie chrétienne de Shakespeare est la seule mythologie qui prenne en compte la ruse de l'antéchrist et sa manière de subjuguer le monde à l'aide de discours chrétiens. Certain critique a pu reprocher à Shakespeare son manque de simplicité en comparaison de Homère (L. Tolstoï), mais c'est ignorer que la complexité, la soumission au paradoxe présentée comme un progrès de la conscience par le clergé moderne, qui témoigne en réalité de l'arbitraire des lois modernes et non de leur rationalité, cette complexité est généralement le verre d'eau dans lequel se noie l'homme moderne. Autrement dit l'existence se présente comme un labyrinthe bien plus inextricable à l'homme moderne qu'elle se présentait dans l'antiquité. L'intellectuel est une espèce d'homme nouvelle, plus féminin que viril, particulièrement adaptée à l'assignation du néant par la culture moderne. Shakespeare ne pouvait pas ne pas tenir compte de ces circonstances nouvelles, et du progrès de la ruse dans la manière de gouverner les hommes. Cependant ses traits contre les "éminences grises", qui bien plus encore que les tyrans tirent les ficelles du monde, sont sans équivoque.