britannica
-
Les envahisseurs
Je me souciais de Wikipédia comme d’une guigne jusqu’à ce que je me retrouve cerné de tous les côtés, dans les moteurs de recherche et même sur mon blogue, par des “liens” conduisant automatiquement vers ce machin - pompeusement qualifié d’“encyclopédie”.
Au risque de choquer un peu les fanatiques du consensus, quelques coups de machette dans ce beau projet de savoir universel, quitte à passer pour un ronchon une fois de plus, me paraissent amplement justifiés à ce niveau de prolifération. Et après tout on est mieux entouré au club des ronchons qu’au club des mickeys.
Certains au contraire vont penser que j’enfonce des portes ouvertes, qu’il suffit de lire une ou deux notices de Wikipédia pour se rendre compte que cette encyclopédie est une arnaque.
Je pourrais en effet me contenter de citer Larry Sanger : « En tant que cofondateur de Wikipédia, j'ai pu me rendre compte par moi-même des limites d'une telle encyclopédie créée par des volontaires et sans réel contrôle ou autorité : c’est l'anarchie. »
Larry Sanger est américain ; si même un américain, philosophe de surcroît, est capable de caractériser l’ineptie du “projet”, autant dire que pour un Français, ça tombe sous le sens ! Hélas, enfoncer des portes ouvertes n’est-il pas la triste destinée de l’homme moderne qui refuse de se laisser emporter par la marée démagogique, ne serait-ce que par réflexe ?
Les erreurs factuelles sur Wikipédia, il y en a ; ainsi mon voisin de blogue C. Copronyme en balance sur la notice d’un écrivain qui lui tient à cœur, Béroalde de Verville, une poignée, sans se forcer… Mais c’est l’argument publicitaire qui est le plus significatif, en l’occurrence. Il consiste à rétorquer aux ronchons que ces erreurs seront tôt ou tard corrigées par un “wikipédien” spécialiste de Béroalde de Verville. Car, tenez-vous bien, les wikipédiens sont des millions ! En attendant, combien de dizaines de milliers de naïfs wikipédiens auront été induits en erreurs ? Voilà l’erratum érigé en principe scientifique. Difficile de se foutre de la gueule du peuple avec plus de cynisme !
Lors d’un séminaire, des savants américains se sont penchés sur la question de savoir ce qu’il fallait penser de Wikipédia, “objectivement”. Ceux d’entre vous qui ne sont pas encore "américains" vont comprendre immédiatement la bêtise démocratique contenue dans la réponse de ces savants, incapables de voir plus loin que le bout de leurs microscopes. Ces savants conluent en effet qu’il est de leur devoir de s’intéresser à Wikipédia parce que c’est devenu la source principale de données pour la majorité des étudiants… Pas une seconde ces gugusses surdiplômés n’envisagent de déconseiller ou d’interdire l’accès à cette source pas très claire et d’en recommander de plus sûres aux gamins qu’ils sont censés élever… “Business must go on!”
Abordons maintenant une notion qui a trait au raisonnement scientifique lui-même. Wikipédia, sur un sujet donné, propose le plus souvent une thèse et une antithèse (lorsque la censure n’interdit pas de discuter la thèse majoritairement admise). Ce qu’une véritable encyclopédie comme l’encyclopédie Brittanica (je la cite parce qu’elle a été discréditée indirectement et injustement par Wikipédia) propose, c’est une SYNTHÈSE des connaissances. Aux esprits simples, ça peut paraître plus arbitraire et moins équitable. Et ça l’est. Mais justement, la science n’a rien à voir avec le consensus ni l’équité. La vérité n’est pas à mi-chemin, il faut avoir un esprit mathématique pour le penser.
Prenons un exemple qui “transcende” les opinions politiques, celui de l’homéopathie. Le rôle d’une bonne encyclopédie est d’informer ses lecteurs que l’homéopathie n’a aucun fondement scientifique, que la théorie de Hahnemann sur la similitude en thérapeutique, puis celle de Benveniste sur la mémoire de l’eau ont été tour à tour “réfutées”. Wikipédia précise bien que l’“Académie de médecine” enseigne que l’homéopathie, c’est du charlatanisme, mais cette précision primordiale au plan scientifique est noyée au milieu de tout un tas d’autres détails, rédigés par des défenseurs sincères de l’homéopathie, et probablement aussi des défenseurs du business de l’homéopathie.
Par ailleurs si les thèses de S. Freud n’ont pas plus de consistance au plan scientifique que celles de R. Hubbard, il est à la mode de se réclamer de Freud et de rejeter avec mépris Hubbard, du moins en France. Wikipédia reflète la mode sur ce point comme sur des centaines d’autres.
L’accumulation anarchique/démocratique de ces thèses et contre-thèses a d’ailleurs un retentissement sur la rhétorique elle-même. Elle est parfois complètement nivelée, ce qui donne des notices aussi cocasses qu’imbéciles car elles placent tous les faits touchant un même sujet sur le même plan, quand la véritable rhétorique est une organisation de la pensée. Voir dans l’absence de rhétorique une forme d’honnêteté, de neutralité, ça aussi c’est une idée très américaine. C’est une façon de concevoir la recherche scientifique sans le chercheur.
Évidemment, il peut se faire qu’exceptionnellement une notice soit correctement rédigée et assez complète. J’ai moi-même eu affaire dans le cadre de mes recherches à une notice sur l’école belge de bande-dessinée assez bien faite. Ces exceptions sont d’ailleurs d’autant plus nombreuses que ce système démocratique est truqué, ça va de soi, et qu’il y a en réalité des wikipédiens “de première classe” et des wikipédiens “de seconde classe”, toutes les notices ne sont pas placées au même niveau de fiabilité.
Ce qui rend Wikipédia particulièrement nuisible, alors qu’il existe sur internet des sites pratiques ou intéressants, c’est bel et bien la mégalomanie du projet, sa prétention à l’universalité, à embrasser le savoir dans toute sa largeur en jouant sur les bons sentiments qui sont désormais la chose la mieux partagée du monde sous influence américaine.