De toutes les religions, la religion de l'amour est la plus meurtrière. Si vous en doutez, faites le compte des abominations commises sous l'effet de la passion ou bien en son nom.
Au nombre de ces abominations, il faut inclure celles perpétrées au nom du nationalisme, c'est-à-dire de l'amour immodéré de la patrie. Cette absence de modération est un ressort du nazisme, aussi bien que du communisme soviétique et de la démocratie-chrétienne (idéologies détestables du point de vue patriotique "authentique", c'est-à-dire raisonnable).
On devrait tenir l'antisémitisme caractéristique du régime nazi, ou la haine des possédants qui caractérise le régime soviétique pour secondaires en comparaison de la folie meurtrière nationaliste. Si on ne le fait pas, c'est afin de préserver intacte la cupidité qui anime l'Occident. On pointe du doigt l'étincelle populiste, mais on ignore le tonneau de poudre du nationalisme, ou de l'hypernationalisme européen.
Certain philosophe a d'ailleurs souligné la passion amoureuse qui unit les tyrans sanguinaires (Louis XIV, Napoléon, Hitler, Staline...) à leur peuple et à la nation qu'ils dominent ; la cupidité de ces chefs d'Etat est telle qu'elle ne trouve pas à se satisfaire dans les relations sexuelles banales.
La rupture est ici consommée entre la culture occidentale moderne et l'humanisme, puisque ce courant de pensée difficile à cerner précisément implique au minimum la condamnation, sur le plan éthique, de la "passion".
Dans "Roméo & Juliette", Shakespeare fait mieux que condamner l'amour, il en démonte tout le mécanisme, illustrant comment deux jeunes personnes mal instruites peuvent, en étant les jouets de leurs illusions et de la nature (ces deux aspects sont illustrés), se duper mutuellement.
Or on ne peut mieux dissuader contre le poison de l'amour, puisque Shakespeare montre à quel point les amoureux sont passifs et privés de leur libre-arbitre. En effet l'amour a ceci de commun avec le fanatisme religieux qu'il repose sur une idée de la liberté entièrement fausse ou illusoire. Shakespeare procède donc comme un prestidigitateur qui dévoilerait le trucage d'un tour fascinant.
Un autre mérite de la pièce est de souligner combien l'existence des amoureux est vaine, c'est-à-dire macabre. C'est aussi ce que l'on peut déduire du personnage d'Ophélie (dans "Hamlet"). On a pu dire que "L'amour, c'est l'infini mis à la portée des caniches". Or cela peut se dire aussi de la mort, qui dans les sociétés barbares a une connotation et un parfum mystique.