Pierre Pellegrin est l'auteur d'une préface assez intelligible et honnête à la théologie matérialiste d'Aristote, exprimée notamment à travers le recueil de leçons intitulé "Physique" (éd. Flammarion, 2002).
Relevons d'abord une erreur d'appréciation : le matérialisme d'Aristote ne heurte pas le point de vue chrétien, contrairement à ce que P. Pellegrin suggère. Le matérialisme d'Aristote est gênant du point de vue éthique ou moral, dans la mesure où il empêche de dire une quelconque morale "universelle". Pour prendre un contre-exemple : les syllogismes maladroits d'Einstein, eux, le permettent. Donc c'est du point de vue clérical, de l'enseignement moral, que le matérialisme d'Aristote pose problème - non pas du point de vue chrétien. La théologie d'Aristote empêche, ce qui est fréquent dans les régimes totalitaires depuis l'Egypte antique afin de légitimer les institutions politiques et morales, d'opérer la jonction entre science et éthique.
Un savant théologien matérialiste plus récent - et chrétien cette fois -, Francis Bacon Verulam (alias Shakespeare), a exposé le danger que représente le rapprochement artificiel de la science et du droit, qui s'effectue au niveau du langage mathématique.
Ainsi P. Pellegrin ne peut avancer qu'il est logique de s'opposer au matérialisme d'Aristote lorsqu'on est chrétien, à moins de poser l'équivalence du point de vue chrétien et du point de vue clérical élitiste.
Ce "détail" n'en est pas un, car il permet de replacer Aristote et l'aristotélisme dans le contexte historique, ce que P. Pellegrin a en revanche du mal à faire. En effet, c'est un aspect décisif dans l'histoire moderne que le heurt violent entre le point de vue clérical élitiste et son contraire, fondé sur la théologie. L'élite cléricale prônera toujours la philosophie supérieure à la théologie, car elle détient les clefs de la philosophie. L'anti-élitisme le plus efficace, au contraire, place la théologie au-dessus de la philosophie.
A cet égard, "Hamlet" est LA tragédie historique majeure, dans la mesure où elle illustre ce heurt violent entre la théologie, incarnée par Hamlet, et la philosophie incarnée par Polonius.
On voit par exemple que Nitche, au nom de Satan et de l'élite, dans son effort pour restaurer l'ordre naturel antique qui justifiait la domination de sa caste, ne veut pas seulement éradiquer le christianisme avec l'aide du capital et de la race juive : il se débrouille dans sa description de l'antiquité grecque pour en éradiquer tout l'aspect théologique et métaphysique. Fait remarquable : Nitche est moins matérialiste qu'Aristote.
Comme P. Pellegrin affirme qu'on ne peut comprendre la science d'Aristote indépendamment de sa vision théologique, il devrait être dit que l'optique scientifique élitiste ne peut être comprise indépendamment du besoin pour l'élite de se débarrasser de la notion d'universalité ou de catholicisme, dans la mesure où celle-ci entraîne la remise en cause de l'élitisme et du providentialisme.
Si le christianisme et la métaphysique matérialiste se montrent hostiles à la musique, comme le Français a tendance à prendre l'Allemand pour le type de l'homme le plus aisément manipulable, c'est parce que la musique propage l'idée d'universalisme la plus truquée. La musique n'est pas plus "universelle" que l'argent.
Prudemment, trop prudemment, P. Pellegrin fait observer que, si son caractère de science théologique a pour effet de reléguer l'aristotélisme dans le cabinet de curiosités, le même sort devrait être réservé à R. Descartes. En effet, il faut dire plus nettement que l'histoire moderne des sciences est peu ou prou la légende dorée de Descartes, Leibnitz, Newton, Galilée, Copernic, tous physiciens ET théologiens. Qu'est-ce que cette science "laïque" signifie, fondée sur des lois déduites par des physiciens qui se disent chrétiens, et où la géométrie algébrique importée en Occident par des savants mahométans est élevée au rang de science majeure ? Est-ce que l'idée de neutralité scientifique ou de science laïque n'est pas une des plus grosses escroqueries intellectuelles de tous les temps ? Une pensée matérialiste conduira à le penser, car il n'y a rien de "neutre" dans la nature.
La différence majeure entre Aristote et Bacon d'une part, et les savants mathématiciens chrétiens des XVIe et XVIIe siècle d'autre part, n'est pas une question de foi contrairement à ce qu'on peut lire parfois dans des ouvrages scientifiques médiocres. La différence, c'est que tandis qu'Aristote et F. Bacon sont capables d'articuler les différents domaines de la science entre eux, y compris la science théologique, et de proposer une hiérarchisation des sciences, les savants mathématiciens des XVIe et XVIIe siècle se montrent à peu près incapables de proposer une telle articulation.
P. Pellegrin conclut ainsi son préambule à la "Physique" d'Aristote : "Mais c'est, évidemment, comme oeuvre philosophique que la Physique a tenu une place de premier plan et continue à donner à penser aux gens de notre époque. Le temps de la philosophie n'est, en effet, pas le même que celui des sciences, et la Physique baigne, plus que bien d'autres ouvrages fameux, dans cette intemporalité qui nimbe les grandes oeuvres de la pensée humaine."
Par ce galimatia poli, notre préfacier dépose les armes de la pensée aux pieds de la science technocratique et du journalisme, c'est-à-dire de la forme de pensée la plus temporelle. Il fait passer l'intemporel pour le moins utile, alors que ce sont les systèmes d'exploitation technocratiques qui sont les plus superflus. On aurait d'ailleurs aimé que ledit Pellegrin dise de quels "ouvrages fameux" il juge peu utile d'encombrer les bibliothèques, en raison de leur relativisme absolu.