J'ai très tôt douté de l'athéisme de mes contemporains, dont on devine assez facilement le rôle social qu'il joue dans le capitalisme. Les Etats-Unis procèdent différemment, par une extrême segmentation, encore plus commode visiblement pour le "business". Des athées sincères il doit y en avoir encore en Chine, dans les foules d'opprimés, car il semble que l'oppression engendre aussi bien une foi naïve qu'un athéisme naïf ; ça correspond à ce que Trissotin nomme pompeusement "syndrome de Stockholm" : un réflexe sentimental.
(Je mets de côté la folie d'intelloïdes comme Nitche ou Gombrovitch, manifestement due à l'abus de mauvaise littérature germanique ; et naturellement les suppôts de Satan, qui se recrutent plus facilement dans les milieux intellectuels anesthésiés.)
L'étude des religions antiques prouve, elle, que l'athéisme tel que nous le pratiquons est une croyance assez neuve et isolée. La boutade de Claudel, qui vaut quand même mieux que le pari blasphématoire de Pascal : "Ce n'est quand même pas de ma faute si Dieu existe !" pourrait fort bien avoir été prononcée par d'antiques païens ne "jouant" avec Dieu que dans des limites raisonnables et non à l'infini.
Ce qu'on observe dans l'Antiquité, c'est bien plutôt une forme de scepticisme savant à l'égard de telle ou telle religion, notamment à l'époque romaine, et qui a dû favoriser grandement la conversion rapide au christianisme. Un scepticisme plutôt comparable à la remise en cause de l'anthropologie judéo-chrétienne par Marx et Engels, dont il n'est pas paradoxal qu'elle ait contribué à allumer une flamme communiste vivace. Lucrèce n'est pas athée ; en revanche on peut dire qu'il se forge sa propre religion, prédestinée pour une raison très précise à plaire aux chrétiens du XVIIe siècle, mais c'est une autre histoire.
On aboutit au paradoxe (et certainement ce paradoxe a sauté aux yeux de Marx avant moi) que l'athéisme, disons le plus sûr de lui-même, qui tient à peine l'espace de deux siècles sur quelques continents, contre trois mille ans de déisme, cet athéisme est typiquement un athéisme chrétien. Autrement dit, sans le christianisme, Michel Onfray ou Nitche, pour prendre des exemples bien bornés, seraient inconcevables. Sale affaire ! D'autant plus que Onfray ou Nitche ne sont pas responsables. Ils soufflent sur un foyer qu'ils n'ont pas allumé. Ils sont les avatars du piétisme et d'un recentrage -quasi mathématique-, du christianisme sur la foi, véritable vase de Pandora.
Dans ce cas les insultes de Ben Laden et ses accusations d'impiété sont-elles justifiées ? Oui, elles le sont. D'ailleurs les conversions de jeunes chrétiens à l'islam sont beaucoup plus compréhensibles à l'heure actuelle, étant donné le cynisme presque palpable d'une majorité de peuplades chrétiennes. Reste que les musulmans feraient mieux de comprendre que le piétisme est une voie de garage.