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Trois cents grammes par jour

Moi, j’étais là pour la gonzesse. Trente kilomètres par jour par monts et par vaux avec un sac sur le dos, à dormir à la belle, je crois bien qu’elle m’en aurait fait avaler de plus raides si elle avait voulu.
Même les trois cents grammes de riz par jour, rien d'autre à bouffer, que dalle, strictement prohibé, je m’en foutais. Faut dire que la gastronomie et la randonnée ne font pas bon ménage. Quand on cavale toute la journée, l'estomac vous tombe pas dans les arpions.
Mais prier en marchant toute la sainte journée, ça, j’étais pas sûr d’y arriver. C’était le meilleur moyen de se vautrer dans la pierraille.
Merde, quand j’ai vu que l'aumônier portait une guitare en bandoulière, je me suis mordu la lèvre pour pas faire de mauvais esprit. C’était pas le moment… et si la fille me surveillait ? Elle avait l’air naïve, mais sait-on jamais avec les filles ?

Au départ, le soleil commençait tout juste à réchauffer Saint-Guilhem, les mecs étaient équipés comme pour sauter sur Dien Bien Phu, en BJA (brodequins à jambières attenantes). Ils zieutaient mes tennis fluos avec commisération. Ils avaient torts. Car on n’allait pas sauter sur Dien Bien Phu, et, en dehors de quelques crapahuts à l’assaut d’une pente rocailleuse, ils allaient regretter leurs rangers de plomb. Et leurs gamelles en fonte qui brinquebalaient bruyamment.

Quant à la fille, c’est des regards admiratifs qu’elle s’attirait, en coulis. Mais là, comment leur donner tort ? Elle était grande, brune, bien charpentée. La ridicule gandoura rayée que le chef venait de nous demander d’endosser n’altérait même pas sa beauté sans apprêts. Je songeai à une odalisque de Chassériau, déguisée en mamelouk du même atelier. Bref, c’était le genre de fille à qui on n’hésite pas un quart de seconde à faire un enfant. Quitte à sacrifier d’abord à ce rite initiatique, ce pèlerinage par-dessus les Causses.
Au bout de ce voyage sans âne à travers les Cévennes, en effet, je comptais bien rafler le trésor…

Une île de solitude ; car nous étions les seuls dans ces montagnes érodées. Les seuls à avoir abandonné nos appartements en ville, tous les seize, nos bagnoles, nos facs, nos boulots, nos plumards, nos thunes, nos papelards, pour faire cette promenade inutile.

*


L’accident ne se fit pas attendre longtemps. Après une heure de marche à peine, dans l’ascension d’un chaos rocheux.
J’assistai à la scène, comme au cinéma ; j’avais gravi prestement la chirouze en tête, tel un chamois ou presque, sautant légèrement de bloc en bloc, à droite puis à gauche, et surtout en prenant bien soin de n’avoir personne sur les talons.
Juste le temps de le dire au chef, parvenu au faîte à son tour : « Sûr qu’il va y avoir un accident, Chef ! », et l’accident se produisit, comme le chef était en train de me suggérer de laisser la Providence jouer un plus grand rôle dans ma vie…

Ce type avait donc de l’humour derrière son air sérieux… Je m’abstins de répliquer car le spectacle à mes pieds était captivant et que je ne voulais pas en rater une miette.
Travelling : ébranlé par un pied maladroit, le rocher entame mollement la descente. Droit sur ma brune, dix mètres plus bas. Sans élan, comme hésitant d’abord - ça va être un jeu d’enfant pour elle de se jeter sur le côté, de laisser passer le boulet. Un rapide calcul mental : il doit bien peser dans les trois cent kilos. Après elle, le déluge, comme on dit… Mais, au lieu de ça, l’odalisque tend le bras pour barrer le passage au bloc.

« Non, pas ça !!! » J’ai envie de lui crier qu’elle est trop conne de faire ça ! De croire qu’elle peut l’arrêter. Ça tourne pas rond chez elle ou quoi ? Elle n’est pas bien consciente, apparemment, que nos destins sont liés, et que je n’ai aucune envie de pousser le restant de ma vie une beautée brisée dans un fauteuil roulant…
Mais c’est pas un ralenti, je n’ai pas le temps de dire tout ça, bien sûr. Juste un cri de rage qui ressemble à un jappement de cocker. Le rocher écrase son bras. Il dévie ensuite légèrement sur la gauche, frôle deux autres randonneuses avant de disparaître à mes yeux dans les taillis. Les rescapées sont livides ; quelques-uns s’empressent pour les aider à se hisser jusqu’en haut.

Par chance, notre chef était médecin. Il établit donc, après quelques palpations corroborées par quelques grimaces, un diagnostic de fracture du coude. Comme chacun avait déposé son téléphone portable d’un air grave dans une grande caisse destinée à recueillir toutes nos vanités avant le départ, nous dûmes renoncer à appeler le SAMU. On décida plutôt de faire comme si de rien n’était et de laisser la Providence (bis repetita) continuer à œuvrer pour nous. Après tout, ne venait-elle pas justement de nous gratifier d’un miracle en épargnant les vies de trois d’entre nous ? « Bienheureux les culottés, ils obtiendront le beurre et l’argent du beurre ! » dit la béatitude égarée.
Le beau visage de ma vénus (de Millau), qui souffrait encore trop pour parler, fut déformé par un rictus douloureux signifiant qu’elle acceptait ce surcroît de mortification.

On se relesta des sacs et on s’ébranla vers le but. Au fond de moi, l’espoir renaissait. Alors que je craignais d’être assailli par l’ennui au milieu de cette désolation, tandis que nous nous échauffions à peine sur le sentier pierreux mais tout tracé de la Vérité, un accident inespéré venait d'interrompre la morosité qui menaçait de s’abattre sur mes épaules…

(À SUIVRE)

Commentaires

  • goum...

  • ah...........te revoilà!

  • Me parle pas comme une femme à son mari qui rentre trop tard, Kouka, ou je vais te faire voir qui c'est de nous deux qui porte la culotte ! (moi qui te croyais douce et magnanime…)

  • J'entends d'ici les sonnailles, brebis galeuse...

  • Rires Lapinos...........j'étais pourtant les bras ouverts, avec un verre de vin rouge à la main, prête à te l'offrir , un grand sourire sur mon visage et des tas d'amis autour de moi pour fêter dignement ton retour........

    Ce "Ah.... te revoilà!" ne voulait pas dire "c'est à c't'heure si que tu rentres ?", mais plutôt "tu nous as manqué, raconte nous tes aventures ?"........

  • Je t'ai manqué, Kouka ? C'est très gentil, mais tu n'es pas obligée d'être SI gentille avec moi, tu sais (j'ai déjà une mère).
    Ton sourire et ton goût pour le vin me suffisent amplement.

  • Ah bon ? tu trouves que j'ai changé d'attitude à ton égard ?

    Bon, si tout est analysé et même sur-analysé, je ne dis plus rien moi alors.........


    Kouaka, au coin

  • J'aime les femmes qui sont belles et se taisent.

  • C'est beau, Lapinos, on dirait du Pierre Dac.

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