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  • Le fils de Lapinos

    J’avoue non sans honte que le Premier avril, c’est une fête qui compte beaucoup pour moi. Noël ou Pâques sont devenus trop mièvres et gras. Le folklore, dans les pays trop riches, c’est dégoûtant. Sans parler des anniversaires, des “Happy birthday to you” éprouvants pour mes nerfs sensibles.

    C’est le côté un peu effrayant du Premier avril qui me plaît. Ma feue grand-mère paternelle y est pour beaucoup : « Au fait, tu sais mon biquet que Lapinos est mort cette nuit ? »
    Je courais au clapier le cœur battant vérifier la nouvelle…
    Ou, moins effrayant mais assez désagréable quand même : « Flûte, quelle sotte je fais, j'ai dû jeter le reste de cake aux pruneaux dans le fumier, il a disparu ! ».

    Je me rappelle très bien aussi mon premier Premier avril. J’étais en CE1. Je me pointe en retard l’œil brouillé, et je m'apprête à entrer en classe quand mon copain Milou en jaillit, haletant, et me dit : « Madame Michel a ouvert ton casier ce matin… "Quel bazar !" elle a dit, et elle a tout balancé dans les chiottes ! ». J’ai vraiment cru que j’allais tomber dans les vapes ; car, dans mon casier, outre mes cahiers dont je me moquais, il y avait ma collection de billes. Je lui en ai pas mal voulu, à Milou, de m’avoir berné ainsi, je l’ai plus beaucoup laissé gagner, après.

    Lorsque ma grand-mère m’a refait le coup l’année suivante avec le fils de Lapinos - elle se répétait parfois un peu vu qu’elle avait une tripotée de descendants - j’ai foncé derechef au clapier, mais pas pour vérifier, pour libérer Lapinos Jr, et revenir annoncer que j'avais constaté qu'en effet il n'était plus là. Elle a beaucoup ri, franchement d’abord, puis jaune. Elle n’aimait pas beaucoup être la victime d'un poisson d'avril.

  • Le péril jeune ?

    Rue de Sévigné, pas moyen de passer. Tant que “Victor Hugo” n’aura pas été évacué. Le lycée “Victor Hugo”. Les poulets font barrage à hauteur de Carnavalet. En aval, un détachement de CRS attend son heure, tranquillement. C’est que le quartier offre des distractions : de belles poupées qui font du lèche-vitrine, inquiètes de ce qu’elles vont bien pouvoir porter l’été qui vient, qui affleure bon, même, aujourd’hui.
    Je suis au moins aussi contemplatif qu’un garde mobile, je crois, néanmoins ce barrage ne fait pas mes affaires. J’ai un rendez-vous important au 37.

    Mais eux, ils se font pas de mouron, mes potes en bleu, pour quelques fils à papa qui ont campé cette nuit dans leur bahut – leurs duvets moelleux s’entassent sur le trottoir – et qu’il va juste falloir renvoyer chez eux goûter gentiment. Pour les filles à papa, c’est un peu plus compliqué, certaines poussent des cris stridents pour exciter leurs mâles, atones : « CRS, SS ! CRS, SS !! »
    -« Ben faut du courage pour dire ça ! », je lance au vol à une petite en mini-jupe qui me regarde fièrement, mais cette conne le prend au pied de la lettre et se rengorge. Ce jeu de rôle commence à me taper sur le système, j'ai l’impression désagréable d’être un figurant dans un film de Klapisch. J’enfilerais bien une combinaison bleu marine pour aller commettre dans ce lycée quelques bavures, histoire de combler un peu le déficit de coups de pied au cul qui grève cette génération douillette.
    À un petit minet barbu qui ressemble à Brad Pitt, en mieux, et qui me prend à partie - il voudrait que je compatisse sur son sort parce que les vilains SS l’empêchent de retourner prendre ses affaires dans sa classe, je réponds que j’en ai rien à branler de son cartable, qu’il demande à ses parents de lui en acheter un autre, merde ! Il me dévisage, étonné.
    Un autre paltoquet au teint jaune se fait la voix en prévision d’une carrière au PS et tente de galvaniser ses troupes en lançant contre Fillon et sa réformette des slogans poussiéreux, les mêmes que contre Devaquet, Ferry, Bayrou et tutti quanti. De l’Éducation nationale, je vois pas ce qu’on peut encore sauver, moi, au contraire, faudrait tout brûler, les cahiers, la maîtresse et tous ces fayots au milieu.

    Une qui voudrait sans doute tâter du gourdin se met à invectiver un policier isolé, sous son nez, toujours sur le même thème récurrent des CRS qui valent pas mieux que des SS. Mais elle ne récolte qu’un sourire gêné du CRS, pas de coup de gourdin.
    Un autre type, la cinquantaine, vient protester auprès du même flic (isolé) que les flics le font chier à l’empêcher de passer, qu’il a autre chose à foutre, qu’il a des relations, qu’il voudrait voir le ministre de l’Intérieur, etc. Je m’approche pour mieux entendre. Le flic s’excuse, il dit que si ça ne tenait qu’à lui, il serait bien pépère dans son jardin, que ça ne l’amuse pas spécialement, qu’il ne fait que faire son boulot, vous comprenez… « Mais, je le coupe, votre boulot, vous l’aimez au moins ? La Compagnie, vous l’aimez ? Et la République ? Et la Sécurité ? » Toutes les questions n’appellent pas de réponse et le bougre le sait qui se tient coi en attendant les renforts.

    Je suis dégoûté. Finalement je ne vais pas m'engager dans les CRS.
    Bientôt les distractions habituelles, chichon, télévision et playstation, reprendront le dessus. Je serai juste en retard à mon rencard.

  • Trois cents grammes par jour

    Moi, j’étais là pour la gonzesse. Trente kilomètres par jour par monts et par vaux avec un sac sur le dos, à dormir à la belle, je crois bien qu’elle m’en aurait fait avaler de plus raides si elle avait voulu.
    Même les trois cents grammes de riz par jour, rien d'autre à bouffer, que dalle, strictement prohibé, je m’en foutais. Faut dire que la gastronomie et la randonnée ne font pas bon ménage. Quand on cavale toute la journée, l'estomac vous tombe pas dans les arpions.
    Mais prier en marchant toute la sainte journée, ça, j’étais pas sûr d’y arriver. C’était le meilleur moyen de se vautrer dans la pierraille.
    Merde, quand j’ai vu que l'aumônier portait une guitare en bandoulière, je me suis mordu la lèvre pour pas faire de mauvais esprit. C’était pas le moment… et si la fille me surveillait ? Elle avait l’air naïve, mais sait-on jamais avec les filles ?

    Au départ, le soleil commençait tout juste à réchauffer Saint-Guilhem, les mecs étaient équipés comme pour sauter sur Dien Bien Phu, en BJA (brodequins à jambières attenantes). Ils zieutaient mes tennis fluos avec commisération. Ils avaient torts. Car on n’allait pas sauter sur Dien Bien Phu, et, en dehors de quelques crapahuts à l’assaut d’une pente rocailleuse, ils allaient regretter leurs rangers de plomb. Et leurs gamelles en fonte qui brinquebalaient bruyamment.

    Quant à la fille, c’est des regards admiratifs qu’elle s’attirait, en coulis. Mais là, comment leur donner tort ? Elle était grande, brune, bien charpentée. La ridicule gandoura rayée que le chef venait de nous demander d’endosser n’altérait même pas sa beauté sans apprêts. Je songeai à une odalisque de Chassériau, déguisée en mamelouk du même atelier. Bref, c’était le genre de fille à qui on n’hésite pas un quart de seconde à faire un enfant. Quitte à sacrifier d’abord à ce rite initiatique, ce pèlerinage par-dessus les Causses.
    Au bout de ce voyage sans âne à travers les Cévennes, en effet, je comptais bien rafler le trésor…

    Une île de solitude ; car nous étions les seuls dans ces montagnes érodées. Les seuls à avoir abandonné nos appartements en ville, tous les seize, nos bagnoles, nos facs, nos boulots, nos plumards, nos thunes, nos papelards, pour faire cette promenade inutile.

    *


    L’accident ne se fit pas attendre longtemps. Après une heure de marche à peine, dans l’ascension d’un chaos rocheux.
    J’assistai à la scène, comme au cinéma ; j’avais gravi prestement la chirouze en tête, tel un chamois ou presque, sautant légèrement de bloc en bloc, à droite puis à gauche, et surtout en prenant bien soin de n’avoir personne sur les talons.
    Juste le temps de le dire au chef, parvenu au faîte à son tour : « Sûr qu’il va y avoir un accident, Chef ! », et l’accident se produisit, comme le chef était en train de me suggérer de laisser la Providence jouer un plus grand rôle dans ma vie…

    Ce type avait donc de l’humour derrière son air sérieux… Je m’abstins de répliquer car le spectacle à mes pieds était captivant et que je ne voulais pas en rater une miette.
    Travelling : ébranlé par un pied maladroit, le rocher entame mollement la descente. Droit sur ma brune, dix mètres plus bas. Sans élan, comme hésitant d’abord - ça va être un jeu d’enfant pour elle de se jeter sur le côté, de laisser passer le boulet. Un rapide calcul mental : il doit bien peser dans les trois cent kilos. Après elle, le déluge, comme on dit… Mais, au lieu de ça, l’odalisque tend le bras pour barrer le passage au bloc.

    « Non, pas ça !!! » J’ai envie de lui crier qu’elle est trop conne de faire ça ! De croire qu’elle peut l’arrêter. Ça tourne pas rond chez elle ou quoi ? Elle n’est pas bien consciente, apparemment, que nos destins sont liés, et que je n’ai aucune envie de pousser le restant de ma vie une beautée brisée dans un fauteuil roulant…
    Mais c’est pas un ralenti, je n’ai pas le temps de dire tout ça, bien sûr. Juste un cri de rage qui ressemble à un jappement de cocker. Le rocher écrase son bras. Il dévie ensuite légèrement sur la gauche, frôle deux autres randonneuses avant de disparaître à mes yeux dans les taillis. Les rescapées sont livides ; quelques-uns s’empressent pour les aider à se hisser jusqu’en haut.

    Par chance, notre chef était médecin. Il établit donc, après quelques palpations corroborées par quelques grimaces, un diagnostic de fracture du coude. Comme chacun avait déposé son téléphone portable d’un air grave dans une grande caisse destinée à recueillir toutes nos vanités avant le départ, nous dûmes renoncer à appeler le SAMU. On décida plutôt de faire comme si de rien n’était et de laisser la Providence (bis repetita) continuer à œuvrer pour nous. Après tout, ne venait-elle pas justement de nous gratifier d’un miracle en épargnant les vies de trois d’entre nous ? « Bienheureux les culottés, ils obtiendront le beurre et l’argent du beurre ! » dit la béatitude égarée.
    Le beau visage de ma vénus (de Millau), qui souffrait encore trop pour parler, fut déformé par un rictus douloureux signifiant qu’elle acceptait ce surcroît de mortification.

    On se relesta des sacs et on s’ébranla vers le but. Au fond de moi, l’espoir renaissait. Alors que je craignais d’être assailli par l’ennui au milieu de cette désolation, tandis que nous nous échauffions à peine sur le sentier pierreux mais tout tracé de la Vérité, un accident inespéré venait d'interrompre la morosité qui menaçait de s’abattre sur mes épaules…

    (À SUIVRE)