L'homme requiert pour vivre des moyens physiques. Faible ou taré - enfant, femme ou vieillard -, il requiert en outre des raisons de vivre, qu'il nomme "sentiments". Ces raisons s'opposent radicalement à celles que les hommes en bonne santé, repus mais non assez bête pour se satisfaire seulement de vivre comme des outres, recherchent.
D'un vieux philosophe qui tombe amoureux d'une pousse fraîche, on ne peut s'attendre à beaucoup de sagesse. La leçon en est seulement que l'âge ne gâte pas les hommes aux yeux de beaucoup de femmes, bien au contraire. L'inverse est moins vrai. Quant à l'égalité des désirs, surgissant parfois dans des cervelles mathématiques étroites, elle aurait l'inconvénient de les éteindre tous, comme l'argent s'il était également réparti, ne servirait plus à rien.
C'est par les sentiments que l'homme s'abaisse au-dessous de l'animal, qui ne les éprouve pas. Les sentiments définissent l'instinct humain, le moins fiable, et qui guide l'homme vers des crimes beaucoup plus atroces que ceux perpétrés par les singes ou les loups. Les sentiments sont toujours à l'origine des grands massacres ou des charniers, nous dit Homère, d'un temps où la sagesse n'était pas un vain mot et les assassins ne s'embarrassaient pas de justifier leurs crimes par le droit ou l'éthique.
L'enfant lutte contre ses sentiments afin de devenir adulte. La femme patauge en général toute sa vie dans le verre d'eau de son âme, avant de se noyer dedans. L'homme est composé de 80% d'eau, dit-on. Parfois on se demande si les femmes n'en sont pas faites à 100%, impénétrables par l'esprit. Les vieillards portent sur le visage et le front les signes mathématiques de la bêtise et des sentiments invaincus.
Je ne rends qu'une brève action de grâce à la nature : celle de m'avoir fait naître Français, dans une nation où l'étalage des sentiments est à peu près assimilé au comble de la vulgarité. Et pas seulement dans les cercles aristocratiques. Si les sentiments font le jeu du petit commerce et de la grande distribution, ils n'ont jamais séduit au-delà (même les caissières des supermarchés, en France, ne sont pas toutes sentimentales ; je ne le dis pas par fierté nationale, mais parce que c'est un fait). La France a l'éthique en horreur. Son esprit de résistance vient de là, similaire à celui du peuple hébreu, et qu'il convient de perfectionner pour recevoir, de l'Esprit, toute la force.
Et vive la récession des sentiments ! Jeunes gens, ne vous inquiétez pas pour votre avenir, ce sont les vieux cons sentimentaux qui sont dans l'impasse. Ils ont tout misé sur cette peau de chagrin. Ils vous ont fait esclaves de leur indolence, jusqu'au viol de votre conscience. Laissez-les, seuls, solder leur compte.
Commentaires
Si le sentiment est vécu sans saisie, comme une respiration, un vulgaire rot, alors il est libre. C'est le culte des sentiments, le sentiment comme fin en soi (comme raison de vivre), qui se transforme, par un échec inévitable, en ressentiment et conduit au massacre. Faire attention aussi au culte du non-sentiment, il risquerait de vous transformer en robot caissière.
- A moins de se faire animal, et même Sade n'y parvient qu'en rêve, l'homme ne peut vivre les sentiments comme une respiration naturelle. Les sentiments sont la source du style ou de l'artifice. L'art se purifie contre les sentiments ; il s'étiole au gré des sentiments. Prenez Flaubert : se reconnaissant dans Bovary, il se réveille soudain et s'administre la meilleure critique qu'on lui a jamais faite : son art, le plus stylé, ne faisait que traduire les sentiments d'une connasse de province. Shakespeare est lucide au point de faire s'exprimer en beaux alexandrins les imbéciles.
- Le culte est nécessairement sentimental. L'homme n'adore jamais, dans le fond que lui-même. La culture ne fait que traduire le sentiment d'adoration d'une société pour elle-même. Le cinéma, à cet égard, n'est qu'une médecine chamanique dépourvue d'intérêt artistique, un pur produit culturel, complètement circonscrit à l'espace et au temps dont il est issu. C'est exactement la même raison qui fait vomir l'éthique en France, qui doit faire vomir le cinéma, et explique la médiocrité du cinéma français, qui échoue sur tous les plans. Le cinéma est une idéologie purement mémorielle, à l'instar du nazisme ou du nitchéisme, qui ne convoque toute une sarabande de dieux païens que pour les besoins d'une cause présente, se moquant bien de la signification des théogonies antiques. Néo-païens et cinéphiles sont des jean-foutre sentimentaux, obsédés par le plaidoyer de leur propre cause au creux de l'oreille de Satan, qui doit bien se moquer de ces larbins de seconde classe, ayant connu par le passé des papes catholiques au service de sa cause, bien plus étincelants.
A propos du sentiment comme respiration naturelle, prenez le bof viandar, qui s'est fait grâce à une éducation utile, une opinion de la femme nette et réaliste : un animal aux belles courbes qui implique pour en profiter, un arsenal de nourritures complexes à lui prodiguer. Si l'animal devient insupportable ou s'en va, une simple expiration puis on passe à la suivante. Bon nombre de petites gens s'en tiennent à cette conduite, pas d'espérances dont ils n'auraient pas les moyens, pas de cinéma, à eux, on ne la fait pas ; leur déception ou leur satisfaction est à l'échelle de la complexité et la stase de leur philosophie. Ceux sont des sortes de néo païens matérialistes aux illusions limités, je pense à un patron de bistro de Pigalle que j'ai connu il y a peu, virtuose de simplicité.
Là ou je veux en venir, c'est à la radicalité que vous avez à ce sujet ; chasser les sentiments à grands coups de pied au cul stylistiques n'est peut être pas un bon calcule, ce serait de ma part trop sentimental.
Moi je connais des patrons de bar comme ça, près de Pigalle, ça leur en a pris du temps parfois avant de devenir comme ça, complètement ratatinés niveau sentimental, faut pas croire. Parfois ils ont même hésité une fois ou deux à se suicider.
Je suis un peu pressé, c'est vrai : pendant ce temps-là le commerce exploite à plein les sentiments, et abrutit les gosses à plein tube. Du viol, il n'y a pas d'autre mot, la grande pédérastie des fils de pub...