Tiré de Félix Buffière, "Les Mythes d'Homère et la pensée grecque", afin de contribuer à répondre à cette question : la culture grecque est-elle, comme le suggère Francis Bacon (alias Shakespeare), le produit du croisement impossible entre les mythes égyptiens et les mythes juifs ?
"Platon, près de mourir, eut un songe : changé en cygne, il allait d'arbre en arbre, et donnait ainsi beaucoup de peine aux oiseleurs qui voulaient le prendre à la glu. Simmias le Socratique en déduisit qu'il serait insaisissable pour ceux qui voudraient dans la suite l'interpréter : les interprètes ressemblent en effet aux oiseleurs, à la poursuite de la pensée des anciens. Et lui, Platon, est insaisissable, parce qu'on peut entendre de ses ouvrages, comme ceux d'Homère, au sens physique, moral, théologique et de multiple façons. Ces deux âmes, de Platon et d'Homère, rendent tous les accords." (Olympiodore)
Panharmonios : ce joli mot qu'Olympiodore applique à Homère non moins qu'à Platon, (...) traduit l'impression d'un Grec du VIe siècle de notre ère, embrassant du regard les innombrables travaux d'exégèse homérique accumulés pendant un millénaire. Nombreux furent en effet les oiseleurs qui cherchèrent à capter l'aède et le mystère de ses chants.
Pendant dix siècles, les anciens n'ont cessé de se pencher sur les mythes d'Homère, pour y chercher des arrière-plans, y découvrir une pensée... leur propre pensée. C'est un fait historique d'une curieuse ampleur.
Il n'apparaît pas que les mythes popularisés par la tragédie, celui d'Oedipe, par exemple, qui attirent davantage nos dramaturges, les aient beaucoup sollicités. Ulysse les a préoccupés bien plus qu'Antigone. C'est autour d'Homère qu'a tourné leur recherche, c'est pour expliquer ses personnages ou ses drames qu'ils ont, sans se lasser, imaginé des grilles.
Le rayonnement du poète, sa place privilégiée dans l'éducation, les attaques mêmes dont il fut l'objet de la part de Platon et des philosophes, tout cela a sans doute joué : mais surtout, Homère résumait si bien l'âme grecque qu'elle n'a pu se détacher de ce miroir qui lui renvoyait son image. (...)"
Quelques remarques :
- L'éternité des mythes homériques, du moins à l'échelle humaine, a sans doute une explication qui dérange le point de vue moderne. On a en effet tendance à prêter aux oeuvres d'art "durables" une logique interne ou une perfection plus grande qu'aux simples divertissements. Le point de vue moderne est d'ailleurs souvent récusé par des artistes, tandis que des techniciens, des universitaires ou des juristes cautionnent plus facilement "la modernité". Le mathématicien moderne investit bien sûr automatiquement le point subjectif le plus crétin, comme des esprits plus sceptiques et rationalistes l'ont déjà observé avant moi. Je semble divaguer, mais la question du rapport au temps et des mathématiques fait partie des éléments essentiels pour comprendre Homère aussi bien que Platon.
- Olympiodore n'aime peut-être que la musique ou le divertissement, à la manière des oiseaux ? Peu importe le vin, pourvu qu'on ait l'ivresse, en quelque sorte. Olympiodore est peut-être un serin ?
- La quantité d'ouvrages, anciens ou modernes, consacrés à cette question, n'est pas une preuve du caractère définitivement énigmatique des mythes homériques ; à cela il faut ajouter que l'université et les universitaires, quand ils s'emparent d'une question simple, s'efforcent d'en faire une énigme. Pour ainsi dire, dans le monde moderne, leur fonction n'est autre.
- Bizarrement, sur la question des mythes homériques ou grecs, Francis Bacon et Shakespeare sont très rarement cités, ensemble ou même séparément. Alors que le premier propose l'élucidation de bon nombre de ces mythes antiques, et que le célèbre tragédien anglais est l'auteur de mythes et de contes, qui ont toute l'apparence de s'appuyer comme les fables antiques sur une cosmologie. Shakespeare a toute les raisons, comme Homère, d'être en butte aux Platoniciens.
- Je n'ai consulté que partiellement l'épais traité de Félix Buffière, qui a le mérite d'être intelligible. Il s'ouvre sur un doute, celui d'Olympiodore, que le traité s'applique ensuite à démentir. Et il fournit une piste, loin d'être négligeable, à savoir l'hostilité de Platon vis-à-vis d'Homère. Si l'on comprend ce qui dérange tant Platon dans l'"Iliade", et probablement encore plus dans "l'Odyssée", au-delà des propos diffamatoires à l'encontre du tragédien, les accusations d'impiété, on progressera sans doute dans la compréhension de ces deux sages grecs.