Ok

En poursuivant votre navigation sur ce site, vous acceptez l'utilisation de cookies. Ces derniers assurent le bon fonctionnement de nos services. En savoir plus.

Art et Vérité

Ou bien on place l'Art au-dessus de la vérité, comme fait Nietzsche, ou bien on place la Vérité au-dessus de l'art comme font les juifs et les chrétiens, ce qui est la raison de l'interdit juif ou chrétien de l'art.

L'interdit de l'art n'est pas pour des raisons morales - la loi juive n'est pas une loi éthique, et ne peut fonder à cet égard aucun "état de droit", mais au contraire l'interdit de l'art s'explique par le caractère essentiellement moral de l'art, de sorte que l'on peut dire qu'un artiste accompli est un homme ou une femme de grande vertu, possédant une force de caractère exceptionnelle - un "surhomme" selon le terme employé par l'apôtre de Zarathoustra. On pourrait dire que le judaïsme authentique des prophètes introduit dans l'humanité l'aspiration à une science supérieure à l'art, c'est-à-dire à la philosophie du nombre 666, qui est un "nombre d'homme", c'est-à-dire une "philosophie naturelle" selon le terme des hommes de loi.

En parcourant les évangiles, on s'apercevra que le Christ Jésus reproche aux pharisiens, non pas de se comporter de manière immorale, mais d'occulter le sens spirituel de la loi juive, d'ordre surnaturel et non éthique. Quelle est la raison des prescriptions morales inventées par Moïse selon le Christ Jésus ? Non pas la loi elle-même, mais la nécessité pour Moïse de s'adapter à l'imbécillité du peuple élu.

Selon l'accusation de Nietzsche, le Christ Jésus tient des propos parfaitement immoraux, dans la mesure où il est impossible de déduire des évangiles la moindre règle de vie heureuse. De fait l'amour chrétien implique une telle transgression de l'ordre social qu'il implique la considération par les chrétiens de la société ou du monde comme l'équivalent de l'enfer ou du néant, contrairement aux religions païennes à visée éthique dans lesquelles l'enfer est une notion plus abstraite, "post-mortem", ou pour parler le langage moderne, un "espace-temps". Si la démocratie est une notion religieuse, humainement impossible, c'est en raison de la probabilité de son avènement dans un lieu idéal et dans un temps idéal ; elle répond aux mêmes besoins qui furent comblés par le désir d'échapper à l'enfer au moyen-âge.

Cette peinture de la société comme l'enfer par Jérôme Bosch, ou bien encore la représentation par le graveur A. Dürer des instruments de l'art disposés aux pieds de Lucifer, ou bien encore le théâtre de Shakespeare, ne doivent donc pas être pris comme des oeuvres d'art au sens où l'entend Nietzsche, c'est-à-dire d'une philosophie naturelle authentique, source de vertu. L'apparence de l'art ou du théâtre n'est de la part de Shakespeare qu'une façon de porter un masque, mais le but de Shakespeare n'est pas vertueux, il vise la révélation de la vérité. Shakespeare n'est ni antique au sens où Nietzsche s'efforce de l'être, ni "moderne" dans la mesure où il bat en brèche les fétiches et la rhétorique moderne.

La culture moderne n'est pas compliquée. Il faut comprendre que la complexité est sa vocation, ce qui ne revient pas du tout au même. Tandis que Nietzsche attribue à la complexité de la culture moderne la cause de la débilité du message chrétien, son aspect culturel de rhétorique creuse, qui s'enfle comme la grenouille désireuse d'égaler en taille le boeuf, les chrétiens authentiques, sachant qu'il n'y a pas de culture ou de civilisation chrétienne possible, voient dans le mouvement brownien de la culture moderne une autre cause que l'apôtre Paul décrit dans ses épîtres comme l'activité de plus en plus intense de l'Antéchrist dans le monde. Où l'on peut reconnaître dans Shakespeare un prophète chrétien, c'est qu'il ne donne pas à la tyrannie, comme un béotien pourrait s'attendre, une apparence païenne - il lui donne une apparence chrétienne - conformément aux avertissements évangéliques.

C'est donc un axe essentiel de la subversion du christianisme que de faire croire à la possibilité d'un art et d'une culture chrétienne. Pendant des siècles, l'Eglise romaine n'a pas cessé d'affirmer ce mélange possible, au point que certains antichrists, dont Nietzsche mais aussi le Français C. Maurras, lui ont rendu hommage, pour la raison qu'ils ont vu dans Rome et ses papes l'instrument le plus efficace de la dissolution du message évangélique dans l'art. C'est si vrai que si l'Italie et la France sont aujourd'hui des pays moins modernes que les autres nations, plus païens et plus sataniques, c'est très largement le fait d'une culture à l'influence de l'Eglise catholique qu'elles le doivent.

Ce qui m'amène à un point de détail, que certains catholiques romains ont du mal à entendre, précisément parce qu'il s'inscrivent dans la continuité d'une culture et non d'une foi. Ce point de détail est celui de la modernité. Beaucoup de catholiques romains ne comprennent pas en effet la nécessité pour leurs évêques de s'adapter au discours moderne. Sur un plan strictement culturel, ils ont raison, car l'art est essentiellement un principe conservateur, et celui qui le pratique autrement n'est que, plus ou moins consciemment, un pervers masochiste. Mais sur le plan institutionnel, ils ignorent absolument le passé et la fonction politique de l'Eglise catholique en Occident. C'est l'incorporation de la philosophie moderniste dans la doctrine de l'Eglise romaine qui permet à celle-ci de rester "en phase avec le monde". Il n'y a pas d'apologie du catholicisme romain plus mensongère au regard de l'histoire que celle du britannique G.K. Chesterton lorsque celui-ci affirme que l'adhésion à l'Eglise romaine est le meilleur moyen de se tenir à l'écart du monde. L'Eglise romaine est tout au contraire la principale cause d'inflation du discours anthropologique, et même de l'athéisme moderne dans la mesure où on peut traduire cet athéisme comme la foi dans l'accomplissement d'un plan anthropologique irrationnel (tel que la démocratie, par exemple).

Ce dernier propos peut paraître quelque peu contradictoire avec le précédent, ou j'affirme que les Français et les Italiens sont les plus catholiques et les plus païens en même temps. Il faut comprendre que ces Français et ces Italiens catholiques sont les plus ignorants, et que ce qu'ils ignorent en particulier, c'est que l'Eglise romaine ne fut jamais aussi puissante que lorsqu'elle incarna, non pas le conservatisme mais bel et bien la modernité, c'est-à-dire non pas le progrès mais sa démonstration, son affirmation incessante en quoi consiste essentiellement l'art moderne au point d'étouffer les fonctions primordiales de l'art.

Je l'ai déjà dit, et je le répète, Bernard-Henry Lévy est le prêcheur catholique romain le plus accompli du moment. Son récent ouvrage "Les Aventures de la liberté" illustre parfaitement l'opération subversive de justification de l'art que le clergé romain dut accomplir, en dépit de la prohibition métaphysique de l'art. Il n'est pas permis aux juifs d'être des artistes - c'est faux dit BHL, on interprète mal cette interdiction, ou elle n'existe pas. Pourtant il y a tout lieu de penser que le mythe de Frankenstein, c'est-à-dire d'une créature qui se retourne contre son démiurge, ainsi que la rhétorique peut se retourner contre le rhéteur et l'étouffer, ce mythe est un écho de la spiritualité juive, étant donné sa coïncidence avec le mythe de la tour de Babel.

Plus subtilement, BHL évoque la réticence de Platon vis-à-vis de l'art. Il faut préciser que la réticence de Platon n'a rien à voir avec l'interdit chrétien de l'art, mais que Platon juge les ouvrages d'art inférieurs ou impurs comparés à la philosophie plus abstraite. C'est la raison pour laquelle Nietzsche s'en prend à Socrate et Platon, ou encore Euripide, comme à des philosophes et des artistes décadents, méconnaissant la vertu de l'art. Platon a en effet tendance à considérer les oeuvres d'art comme un ingénieur considère les produits de l'ingénierie, c'est-à-dire comme bien inférieurs aux principes de l'ingénierie elle-même. C'est au contraire des bornes qu'il oppose à une abstraction excessive que l'art antique tire sa vertu selon Nietzsche. BHL ne le dit pas, mais l'éthique de Platon permet de décoder l'art moderne. La démonstration du progrès de l'art par Hegel, et de la signification historique de ce progrès, n'est qu'un effort pour rendre compte de l'histoire à partir des spéculations éthiques de Platon. L'art moderne tient pratiquement tout entier dans l'autosuggestion platonicienne que les capacités de conceptualisation de l'être humain en font un être supérieur à la nature elle-même, moins limité qu'elle n'est.

L'art et l'éthique modernes ne sont donc pas animés par une morale chrétienne sous-jacente, comme le prétendent Nietzsche et Hegel, mais par une philosophie platonicienne-chrétienne inepte. L'effet de la philosophie de Platon est de postuler un plan métaphysique inconsistant, puisqu'il coïncide le plan humain. Nietzsche a beau jeu, face à Platon, de discerner en lui le premier auteur de science-fiction. Est-il possible de fonder une anthropologie chrétienne à l'aide de Platon ? Seul un philosophe platonicien peut se risquer à cette démonstration, qui renverse l'esprit et la lettre des évangiles, puisqu'elle a pour conséquence de nier que le christianisme ou le judaïsme sont des religions révélées. Le néo-platonisme chrétien confine également au grotesque dans la comparaison entre Socrate et Jésus. Le procès de Jésus est un assassinat dont la raison politique échappe au procureur romain lui-même.

Mais on comprend bien tout l'intérêt de la philosophie de Platon, en quoi elle permet d'élaborer la formule d'une culture subversive, en prenant ses distances avec un art trop évidemment satanique et qui serait un véritable trait d'union entre l'homme et la nature ; sur un tel canevas philosophique, la "culture chrétienne" aurait été pratiquement impossible à distinguer d'une culture païenne. Si la culture chrétienne platonicienne n'est pas seulement dénoncée comme une rhétorique arbitraire, du point de vue satanique de Nietzsche, mais qu'elle est aussi subversive du point de vue chrétien, c'est qu'elle a pour conséquence, pour la première fois dans l'histoire de l'humanité, de permettre au clergé de façonner une image de dieu ou un projet divin, qui soit entièrement arbitraire, c'est-à-dire qu'une élite de prêtres ou de philosophes peuvent entièrement modifier à leur gré.

Les commentaires sont fermés.