Je relis "1984" en prenant des notes pour le besoin d'un petit essai que je suis en train de rédiger, intitulé "Orwell et les Gilets jaunes".
Orwell montre clairement que le totalitarisme -qu'il ne peint pas comme un complot des élites- a pour effet d'ôter aux citoyens toute conscience morale et politique. Les citoyens d'Océania n'ont plus que des réflexes de haine et d'amour, et l'idéologie leur tient lieu de conscience politique. Cette idéologie s'impose par le biais d'un conditionnement culturel, et plus on s'élève au sein de l'appareil d'Etat, où le ministère de la Culture occupe une place prépondérante, moins on est croyant et fanatique (O'Brien incarne ce type intelligent, qui séduit Winston Smith au début de la fable, car il a un regard plus humain).
Je note que le parti républicain de D. Trump exerce le même genre d'attrait que la "Fraternité" de Samuel Goldstein dans "1984". L'objectif affiché de D. Trump n'est-il pas de détruire "l'Etat profond" et d'émanciper les Américains d'un Etat qui a trahi l'idéal démocratique de cette nation ? Le lecteur de "1984" est averti que l'idéologie libertarienne de Trump n'est qu'un leurre, comme la Fraternité de Goldstein.
Quel est le rapport entre l'inconscience (collective) dans laquelle sont plongés les citoyens d'un régime totalitaire par le biais de la culture de masse, notamment, et la théorie freudienne de l'inconscient ? Y a-t-il un rapport entre l'aliénation des citoyens d'un régime totalitaire et la théorie psychanalytique ?
On doit rappeler ici ce qui oppose la médecine allemande de Sigmund Freud à la religion juive. Le propos de Freud tend à nier ou à abolir la notion de péché, centrale dans le judaïsme, et à l'assimiler à une culpabilité maladive qui bride le désir et la volonté ; la conscience du péché est, a contrario, le point de départ de la morale juive (et probablement de l'éthique grecque) ; la conscience du péché est, en effet, ce qui élève l'homme au-dessus de la bête qui, elle, n'en a pas conscience et tue en toute innocence. Le judaïsme est une religion "spéciste", et très réticente à admettre sans preuves scientifiques solides que la conscience du péché est le résultat d'un processus d'"adaptation". La conscience du péché ne va pas dans le sens de l'adaptation.
"La Guerre c'est la Paix ! La Liberté c'est l'Esclavage ! L'Ignorance c'est la Force ! A ce moment-là, la foule tout entière s'enfonça dans une profonde et lente mélopée rythmée. C'était en partie un hymne à la sagesse et à la grandeur de Big Brother, mais plus encore un mécanisme d'auto-hypnose. Winston eût l'impression que ses entrailles se refroidissaient. Il ne pouvait pas s'empêcher de communier à ce délire général, mais cette mélopée infra-humaine le remplissait toujours d'horreur." (1984 - Partie I)
L'abaissement des citoyens d'Océania au niveau du comportement animal est un thème récurrent chez Orwell. Le totalitarisme est, selon lui, le gouvernement de l'humanité considérée comme une espèce. Tout ce qui est propre à l'homme est éradiqué : l'humour, l'écriture, la science (dissoute dans la technologie), l'art (réduit à la propagande ou au divertissement). Il n'y a pas plus éloignés que Huxley et Orwell des diverses formules du "darwinisme social", que l'on retrouve à l'arrière-plan de la plupart des politiques technocratiques au XXe siècle.
On retrouve cela au plan de la "novlangue" ; celle-ci réduit le langage à un outil de communication comparable à celui dont les animaux disposent ; la novlangue est conçue pour asservir les citoyens d'Océania à Big Brother, comme les espèces animales sont soumises aux cycles naturels. Simone Weil avait fait cette observation dans "Les causes de l'oppression" que l'Etat totalitaire moderne reconstitue les causes de l'oppression naturelle.
On pense ici bien sûr au nazisme, mais aussi à la société de consommation libérale, derrière laquelle se profile l'apologie de la prédation ; le surhomme libéral a un fort pouvoir d'achat, il n'est pas beaucoup moins ridicule ni moins dangereux que le surhomme nazi...
L'éthique des citoyens d'Océania est, par ailleurs, une éthique puritaine, c'est-à-dire une culture de mort. Ici encore, comme l'idéologie est plus enracinée chez les soutiers du régime que ses dirigeants, exactement comme la croyance dans le droit divin monarchique et ses pouvoirs magiques était plus ancrée dans le petit peuple que dans l'aristocratie, la culture de mort puritaine se retrouve au bas de l'échelle sociale.
La bestialité d'O'Brien est aristocratique et sadienne, et Winston Smith ne peut s'empêcher d'être subjugué. Ici Orwell décrit le pouvoir de séduction du luxe et du raffinement culturel des élites dirigeantes sur la classe moyenne.
Au cours de la seconde moitié du XXe siècle, la théorie freudienne a subi une altération significative ; le propos de Freud a fortement été dénaturé sur un point important : tandis que "l'inconscient" n'est pas, en soi, une chose positive pour S. Freud -il peut contribuer à entraver la jouissance normale-, il est devenu, au cours du XXe siècle, presque synonyme d'imagination. Cette "trahison" de Freud par les freudiens, au profit de la folie, s'accorde parfaitement avec le conditionnement de la société de consommation ; celle-ci a atteint son apogée au cours des "Trente Glorieuses", épisode de barbarie libérale resté invisible aux yeux des citoyens d'Océania.
De même "le rêve américain" est-il la formulation politique d'une aspiration puritaine, très proche de l'aspiration bolchevique à la fraternisation populaire (dans le cas des Etats-Unis comme de l'URSS, l'Etat a émergé de façon "accidentelle", à la faveur de la guerre civile).
La société de consommation est donc la formule du conditionnement totalitaire libéral, en apparence moins coercitif que le conditionnement communiste, mais en réalité seulement plus insidieux ; la société de consommation prospère sur la stimulation de l'instinct du bas peuple, comme le nazisme. Impossible de dire si la Chine contemporaine est "communiste" ou "libérale" : en revanche la pandémie de coronavirus a fait peser une menace très sérieuse sur la société de consommation chinoise, c'est-à-dire sur le principe du mouvement totalitaire.
A la question posée au début, de savoir si Big Brother peut être décrit comme une sorte de "surmoi" freudien, on peut répondre "oui et non". Oui, car la volonté des citoyens d'Océania est bel et bien troublée, altérée : ils n'ont pas de volonté propre, déléguant à Big Brother la faculté de vouloir à leur place. Winston et Julia pèchent et se savent "corrompus" de vouloir jouir égoïstement ; cette jouissance les projette hors d'une société qui proscrit la jouissance comme une chose antisociale. La jouissance est réduite au stade totalitaire à la récompense pavlovienne.
Mais la psychanalyse freudienne est sans doute le point d'où le totalitarisme est le moins visible. La façon dont Winston et Julia bravent momentanément Big Brother n'a pas grand-chose à voir avec la méthode psychanalytique. Comme Adam et Eve, Winston et Julia enfreignent l'Interdit suprême ; comme Adam et Eve la transgression de Winston et Julia se termine mal : l'illusion que partagent Winston et Julia de pouvoir échapper à l'emprise de Big Brother n'était, comme l'amour et comme la Fraternité de Samuel Goldstein, qu'une illusion.
L'Etat totalitaire est une forme d'aliénation que Freud est loin d'envisager. On ne peut, du point de vue freudien, concevoir le progrès de l'humanité que comme un processus biologique évolutionniste ; or, du point de vue historique d'Orwell, le progrès passe par un éveil de la conscience du peuple, maintenu au niveau de l'instinct par la culture totalitaire.