Schématisons un peu : la vie politique sous la Ve République est organisée suivant le principe de l'alternance gauche-droite ; la crise venue et les difficultés économiques s'accumulant depuis 2008, une partie des Français a fini par s'apercevoir que, d'alternance, il n'y avait pas, en réalité, mais que la "vie politique française" est conçue, en fait, pour laisser le champ libre à une caste technocratique. Ces Français moins bêtes que les autres -ou plus contraints par la nécessité économique et plus ulcérés par leurs conditions de travail et de vie-, ce sont les Gilets jaunes.
La grève générale réunit les uns et les autres autours des ronds-points et dans des manifestations épisodiques, et le mobile plus terre-à-terre des seconds devient plus politique au contact des premiers, la grève se prolongeant. Le général de Gaulle avait réussi à tuer la contestation républicaine dans l'oeuf (même s'il y a perdu des plumes), Emmanuel Macron n'y est sans doute pas parvenu, en dépit des apparences.
Un mot ici d'une fracture, qui me semble plus psychologique que sociale : d'un côté il y a les Gilets jaunes remplis d'espoir, et de l'autre les Français retraités, c'est-à-dire la part des Français qui se préparent à mourir, dont l'existence est ordonnée à cette fin, en raison de l'âge, ou plus généralement d'un conditionnement culturel, d'une habitude de calculer dès le plus jeune âge.
Ce fut très habile de la part du chef de l'Etat, avec l'aide des syndicats et des partis corrompus, de remettre sur le tapis le sujet des retraites pour dissoudre l'insurrection républicaine des Gilets jaunes : cela revenait à étouffer la revendication politique sous le calcul : c'est le b.a.-ba de la sociale-démocratie.
"L'Etat profond" : rien ne me semble mieux désigner la bête que les Gilets jaunes ont débusquée, presque involontairement. E. Macron n'est que le cornac.
C'est ici que Orwell s'avère très utile ; en effet il nous explique que l'Etat profond est tout, et en même temps qu'il n'est rien. La puissance de l'Etat profond est proportionnelle à l'atomisation idéologique des Français. Les Gilets jaunes sont insolubles dans la vie politique de la Ve République, car ils en sonnent le glas.
Les Gilets jaunes de diverses obédiences, "constituants" ou au contraire "anti-utopique" comme moi, doivent se concentrer sur cet "Etat profond". Est-il le produit de la constitution gaulliste de 1958 ? Je fais remarquer ici que les Gilets jaunes ont fait reculer l'Etat profond de Paris à Bruxelles, où le cap est désormais fixé sans plus s'embarrasser des formes constitutionnelles ; cette translation de Paris à Bruxelles n'est pas anodine, car la prochaine étape de cette reculade pourrait être la guerre. Les Ukrainiens eux-mêmes sont victimes de deux mastodontes, de deux Etats profonds, contre lesquels ils ne pouvaient rien. La thèse du suicide de l'Ukraine suggérée par certain Gilet jaune est séduisante, mais il s'agit d'un suicide assisté.
Le consensus est quasiment général chez les Gilets jaunes pour voir dans les médias oligarchiques la voix de l'Etat profond. Les preuves abondent de l'absence d'indépendance des rédactions ; il n'est pas utile de s'étendre dessus. C'est, selon moi, ce qui sépare les Gilets jaunes de 2025 des Français qui continuent de déposer pieusement un bulletin dans l'urne ; ces derniers croient encore dans les ressources de la monarchie gaulliste. J.-L. Mélenchon ne dit pas comment il se débarrasserait de la tutelle de l'oligarchie, qui n'a fait qu'une bouchée de son homologue grec A. Tsipras il y a dix ans.
On n'a pas assez pris la mesure (lui-même ne l'a peut-être pas fait) de la traque médiatico-judiciaire organisée contre le Pr D. Raoult. Il a lui aussi débusqué l'Etat profond, et permis d'en discerner la nature technocratique, le rôle crucial que joue la pseudo-science, bien plus importante que la constitution. La "démocratie", "l'Etat de droit", sont des mantras débités par les représentants de la caste technocratiques, mais ils n'ont qu'un pouvoir de sidération limité. La constitution monarchique n'est pas "mauvaise", puisque le pouvoir oligarchique s'exerce indépendamment d'elle - elle est tout simplement inopérante.
Le terme de "lutte des classes" est relativement impropre ici, dans la mesure où, à l'exception des Gilets jaunes, les Français estiment que la France est gérée depuis Bruxelles dans l'intérêt commun. Les Gilets jaunes ne constituent pas exactement une "classe", et le terme de "caste" convient mieux pour décrire les trente familles les plus fortunées de France et la prétendue "méritocratie" qui forme l'ossature de l'Etat profond. Le mouvement des élèves-officiers de l'école polytechnique pour protester contre la tentative d'annexion de leur école par la firme Total est sans doute un mouvement qui n'est guère éloigné de celui des Gilets jaunes.
Le contexte de la mondialisation empêche aussi de parler de lutte des classes ; le lumpenprolétariat, le plus souvent d'origine étrangère, est une classe qui s'adonne à des activités plus ou moins légales pour subsister. Il est presque entièrement dépourvu de conscience politique, en dehors de cas isolés. La conscience du lumpenrpolétariat est plutôt identitaire ou religieuse. Deux rôles lui sont assignés : désorganiser le marché du travail (pour comprendre cette fonction, il faut avoir lu Marx), et exciter les tensions entre les partis politiques qui ont pour clientèle la petite bourgeoisie en voie de déclassement. Si le mouvement des Gilets jaunes est à la fois historique et insurrectionnel, c'est parce qu'il déborde les digues mises en place par l'oligarchie pour contenir la petite bourgeoisie.
Si on fait un effort pour lire Marx correctement, on verra qu'il postule que c'est la classe bourgeoise qui lutte le plus efficacement pour le maintien de sa position dominante, jusqu'à faire de cette lutte un mobile existentiel (le darwinisme social est le catéchisme du bourgeois, il n'en démordra jamais sous une forme ou une autre).
La "naïveté" ou "l'optimisme" de Marx consiste à croire que cette domination n'est pas éternelle.