"Les Gilets jaunes ont fait naître de grands espoirs et, en ce qui me concerne, m'ont réconcilié avec mon pays, dont je commençais à désespérer. Je considère, à titre personnel, que j'ai une dette envers eux. Ils ont prouvé que nous, Français, étions encore capables de grandes choses." Emmanuel Todd
Quelques mots à propos de l'ouvrage d'E. Todd (2020) d'où est extraite cette citation. C'est une excellente initiative, exceptionnelle puisque cet essayiste est un des rares membres indépendants de l'intelligentsia française, qui ne soit pas employé par tel ou tel oligarque, comme sont la plupart des publicistes français aujourd'hui. L'initiative d'E. Todd m'a poussé à écrire mon propre essai car "Les Luttes de classes en France" m'a semblé singulièrement dépourvu de perspective historique pour un livre d'Histoire. Précisons ici qu'Emmanuel Todd se réclame de l'école française des Annales ; il s'en dit même l'ultime représentant.
La perspective historique est précisément ce que propose "1984", comme l'oeuvre de Balzac auparavant, fondatrice du "naturalisme". Les Européens de la seconde moitié du XXe siècle se trouvent portraiturés dans "1984" comme les contemporains de Balzac se trouvaient peints dans la "Comédie humaine" ; et, comme on lisait Balzac au XIXe siècle en croyant qu'il écrivait des romans sentimentaux, on présente souvent Orwell comme un auteur de "science-fiction".
Je ne voudrais pas paraître trop critique avec l'essai d'E. Todd, susceptible d'éclairer les Gilets jaunes sur la politique menée par ses élites dirigeantes depuis un demi-siècle. L'école des Annales est dotée de bons microscopes, dont elle sait se servir ; mais de là vient sans doute qu'elle a tendance à confondre le progrès avec la technologie (dont le capitalisme empêche de faire le bilan).
L'essai d'E. Todd peut aider les Gilets jaunes à y voir plus clair dans le jeu électoral et les promesses des candidats en lice aux prochaines présidentielles, parfois en décalage avec la réalité économique, comme un programme écologique peut l'être dans le contexte d'une économie capitaliste productiviste-consumériste.
Le plus "orwellien" dans l'essai de Todd est sa démonstration de l'émancipation de l'Etat français de la volonté des citoyens. L'Etat n'est plus au XXIe siècle qu'un appareil d'Etat et les politiciens ne sont plus que des interfaces entre cet appareil d'Etat et les citoyens-administrés - mais seul Winston Smith est sensible à cet abus. E. Todd fait remarquer à quel point le pacte de stabilité économique européen a contribué à cette dérive antirépublicaine.
La réalité historique est que ce processus remonte au moins à 1940.
Ce qui m'a le plus chiffonné est le label "marxiste" de cet essai, qui n'a presque rien de marxiste, si ce n'est l'usage du terme de "lutte des classes". Pourquoi Orwell est-il marxiste ? Parce qu'il montre que Big Brother est un instrument de lutte de la classe dominante contre les classes subalternes. Cette fonction l'absorbe entièrement. Big Brother EST la fin de l'Histoire. Orwell indique une évolution historique de l'impérialisme que Lénine n'avait pas envisagée en 1914 et que le parti communiste russe n'a pas su contrecarrer.
E. Todd accorde à Marx plus de génie qu'il n'en accorde à la sociologie et aux sociologues français du XXe siècle. Sans doute ; il n'en dit pas assez nettement la raison : ces sociologues sont employés par Big Brother pour brasser des statistiques à l'infini et poser le diagnostic de la fin de l'Histoire ou celui de la "matière noire" (condensé de matière grise des ingénieurs au service de BB).
Le capitalisme n'est pour Marx ou Lénine un progrès que dans une limite qui avait déjà été franchie à la fin du XIXe siècle. Lénine décrit en effet l'impérialisme bourgeois comme "le parasitisme et la putréfaction du capitalisme", cela bien avant que les armées impérialistes ne s'entendent pour piller les réserves pétrolières et minières du tiers-monde sous l'oeil aveugle de l'ONU.
E. Todd va chercher dans la structure familiale allemande la cause du nazisme (!?) ; du point de vue marxiste (ou marxiste-léniniste), la Seconde guerre mondiale est une guerre impérialiste, comme la précédente. L'attitude du Royaume-Uni dans les années 1930 trahit son mobile impérialiste ; cette politique fut celle d'un empire déclinant (la défaite du IIIe Reich n'a pas empêché son déclin) qui s'oppose à l'ascension de son rival continental.
La structure familiale ukrainienne explique peut-être la résistance farouche de l'Ukraine à la tentative d'annexion russe, mais sans le soutien financier et militaire de l'OTAN impérialiste, l'Ukraine aurait cédé depuis longtemps, de sorte que la compétition impérialiste est l'explication la plus générale de ce conflit. L'Histoire selon Marx ou Lénine n'est pas déterministe, contrairement à celle d'E. Todd.
Cette question du parasitisme et du pourrissement de la politique impérialiste, les Gilets jaunes doivent se la poser de la façon la plus nette possible, pour au moins deux raisons : - premièrement parce qu'ils ont éprouvé la cruauté de ce dispositif politique, qui subordonne la vie humaine aux intérêts du grand Capital. Secundo, comme l'a montré Orwell, la politique impérialiste d'Océania détermine sa politique intérieure. La sortie de l'Union européenne des britanniques, ou la tentative similaire des dirigeants grecs démocratiquement élus en 2015 ont fait long feu parce que la politique intérieure britannique ou grecque est subordonnée à la politique impérialiste de l'OTAN.