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moraline

  • Victimisation

    La "victimisation" est un terme à la mode ; il est utilisé par certains intellectuels de droite pour fustiger une attitude qui consisterait pour certains Français à s'auto-flageller excessivement et se reprocher des crimes que la France n'a pas tant commis que ça.

    Ces intellectuels sont parfois un peu gênés dans leur raisonnement du fait que la "communauté juive" et l'Etat d'Israël ont une grande part de responsabilité dans la rhétorique de la "victimisation", et qu'il n'est pas bon pour un intellectuel de paraître excessivement antisémite.

    On pourrait citer la gent féminine également, dont les titres de presse représentatifs répètent que les femmes sont largement victimes des hommes ou de lois machistes, comme leurs salaires le prouvent ; bref, il n'y a pas que les Algériens qui reprochent à la France d'avoir tué 200.000 Algériens rien que pour pouvoir continuer d'exploiter les richesses pétrolières et gazières de leur pays - la victimisation est un phénomène répandu. Je n'irai pas jusqu'à mentionner les "victimes de la mode", bien que leur cause ne soit peut-être pas si éloignée.

    Mais laissons-là ces intellectuels engagés, que leur peu d'indépendance incite à regarder plutôt comme des factotums. Il faut dire que la bassesse du XXe siècle en termes d'idée ou de pensée, tient à l'engagement de la plupart des penseurs de ce siècle au service d'organisations plus ou moins criminelles.

    La "victimisation" évoque directement la "moraline culpabilisante" fustigée par Nietzsche ; il commet à son sujet une erreur d'appréciation que l'on répète aujourd'hui, d'une manière plus flagrante. Cette morale excessivement culpabilisante ne prend pas sa source selon Nietzsche dans tel ou tel événement historique, fait colonial, organisation esclavagiste bourgeoise ou massacre particulièrement odieux, mais dans la religion judéo-chrétienne, dont la victimisation ne serait en somme qu'un substitut "laïc". De fait on peut constater que ce phénomène se greffe à peu près sur n'importe quel fait historique, qu'il soit réel ou pas, exagéré ou non. Si ce que dit Nietzsche est vrai, sachant le rapport de la morale et de l'art, il entre dans l'activité de l'artiste moderne une part de "victimisation", c'est-à-dire d'auto-immolation ; l'énigme de l'hostie renferme dans ce cas l'énigme de l'art moderne, ou ce qui apparaît souvent comme tel au peuple. Ce n'est pas par hasard que Nietzsche maudit l'art moderne "au nom de Satan".

    Sur le lien essentiel qui unit l'anthropologie moderne et la morale chrétienne, Nietzsche ne se trompe pas. J'ai l'habitude de le dire autrement : Sartre n'est qu'un évêque et inquisiteur catholique romain travesti en penseur laïc, afin de donner le change aux prolétaires et leur faire croire qu'ils ne se sacrifient pas pour le compte principal de la bourgeoisie.

    Ce que Nietzsche ne dit pas, c'est que la morale chrétienne est le produit de la philosophie médiévale et non directement du christianisme. La morale chrétienne ne se déduit pas des évangiles, qui sont au contraire une illustration de l'amour comme n'étant pas le fruit d'un comportement moral. Nietzsche trahit qu'il n'ignore pas tout à fait la différence entre le message évangélique et la morale chrétienne, dans la mesure où il accuse Platon et Jésus-Christ simultanément d'être des philosophes ou des chefs religieux prônant une éthique décadente, bien qu'il n'y a entre le platonisme et le christianisme aucun rapport d'aucune sorte, mais seulement une volonté bien humaine d'imposer un ordre moral là où il ne devrait pas y en avoir.

    Où l'analyse de Nietzsche faiblit, c'est dans l'attribution aux faibles, aux pauvres et aux ratés de la terre de la moraline autocompatissante ; cette morale chrétienne-platonicienne, embryon de l'anthropologie moderne que Nietzsche juge décadente, est un produit philosophique sophistiqué dont les faibles et les ratés de la terre ne sont pas responsables. Par rapport à la morale contemporaine, on voit bien que la mise en avant de leur statut de victimes n'est pas ou rarement le fait des victimes elles-mêmes, mais celui de personnes morales prétendant oeuvrer pour le bien de ces victimes, dans un cadre moral, voire administratif qui les incite à le faire.

    Là où le bât blesse encore plus, c'est que cette manière d'autodénigrement de l'Occident, propre à l'anthropologie moderne, n'a pas pour conséquence de réduire la domination de l'Occident en termes économiques et militaires sur le reste du monde. Les Occidentaux ont beau culpabiliser, ils n'en ont pas moins des banques et des arsenaux bien garnis. On pourrait faire avec la culture de masse le même rapprochement - bien que la doctrine de Nietzsche soit des plus incitatives à considérer le cinéma comme un art décadent, il n'empêche que la culture de masse occidentale s'impose au reste du monde et balaie peu à peu une culture moins artificielle.

    Ceux qui fustigent la "victimisation", quand ils croient dénoncer une faiblesse, dénoncent en réalité une ruse occidentale, c'est-à-dire une manière de présenter les intentions des politiques occidentales en général comme louables aux yeux de l'opinion. De même la culture de masse s'est imposée comme un moyen de gouvernement des masses par une élite, qui s'efforce de faire croire que cette culture vient d'en-bas, ou qu'elle est spécialement prisée dans les milieux populaires.

    Le christianisme ne s'est pas imposé comme le prétend Nietzsche en raison de sa propriété à conforter les faibles que leur faiblesse n'en est pas une. Le clergé chrétien et la morale chrétienne se sont imposés en tant qu'intermédiaires privilégiés entre les élites exerçant le pouvoir et les franges de la population qui subissent ce pouvoir. Une différence radicale avec la vertu et la religion païennes, et difficile à dissimuler, c'est l'égalité de tous devant dieu, quelle que soit sa condition. Traduite en termes d'éthique ou de morale, cette notion d'égalité rend impossible l'édification d'un ordre moral.