Nul ne peut vivre, pas même l'athée, dans la seule perspective de la mort. Le plaisir ou le bonheur est le point qu'on se fixe sur une ligne macabre, qui part du berceau et s'achève au tombeau, afin de ne pas défaillir et tomber dans le vide.
Il n'y a donc pas d'athéisme véritable, au sens de l'indépendance d'esprit ou de l'absence de préjugés, pas d'athéisme véritable compatible avec la volonté de "réussir sa vie" ou faire carrière. Cette volonté, tendance mystique de la part de l'homme voué à la mort, à l'instar de la procréation, se double d'un idéal de bonheur, c'est-à-dire pour les moins mystiques et les plus raisonnables de moments de plaisir plus ou moins fugaces. Ainsi, la principale source de la religion ou de l'ésotérisme est la recherche du plaisir.
On voit très tôt cette religion, la plus primaire, stigmatisée par Homère à travers les personnages des guerriers Ajax et Achille, notamment, avides de gloire et mûs par la volonté d'amasser le plus gros pactole de cette espèce. Homère signifie que la gloire est le plus illusoire dans cet ordre d'idéal, en montrant Achille, après sa mort, disposé à échanger son renom contre une minute de cette vie qu'il a largement gaspillée à étayer son souvenir dans la mémoire des vivants. L'enfer d'Achille est "la vérité comprise trop tard".
Ce type de religion, le plus répandu, devrait être jugé exclusivement à l'aune de sa capacité à remplir sa promesse de bonheur. Or l'ésotérisme, qui correspond exactement à la notion de culture dans le régime libéral moderne, est fait pour dissimuler la quête triviale de plaisir derrière les préoccupations morales et politiques de l'élite ; afin de faire patienter les classes laborieuses en leur faisant miroiter un hypothétique bonheur. Le procédé de la culture libéral est identique à celui du graal du conte médiéval, parfaitement ésotérique lui aussi, immonde détournement du christianisme à des fins militaires combattu par Shakespeare.
+
"Dansons au bord du trou, sans tomber dedans." est une belle formule de L.-F. Céline pour résumer tout l'existentialisme, sa fonction de vitamine.
Pour les opprimés, les esclaves, peine-à-jouir, incapables de danser à cause du poids des chaînes, du lien social le plus serré, l'espace-temps est le remède, toutes les sciences-fictions de l'au-delà. L'assassinat du riche par l'esclave est son bon plaisir.
Bien que vivant dans la même tension cardiaque que les esclaves à qui elle a imprimé ce mouvement, de plus en plus rapide, l'élite trouve le moyen de jouir, qui dissipe son besoin d'un dieu chargé d'espoir, dont l'opprimé ne peut se passer. On pourrait démontrer facilement que le dieu des serfs du moyen âge, et l'espoir laïcisé qui fait vivre aujourd'hui les esclaves en Chine, sont sortis du même tonneau.
L'étalage publicitaire de sa capacité à jouir ou de son "hédonisme" par l'Occident est d'ailleurs le signe du peu de maîtrise de la morale et de la politique par un régime totalitaire entièrement fondé sur la foi dans un ilôt de plaisir possible sur cette terre.
L'incapacité réelle à jouir des possédants, qui sont aussi possédés, est un signe macabre. Il faut la pleine capacité de jouissance pour affronter la mort ; non pas pour ourdir la mort la plus belle et la plus noble, comme Achille, mais pour penser contre la mort comme Homère.
L'extension de la perspective à l'infini, et la difficulté à jouir des aristocrates eux-mêmes, est un signe fatidique. Le risque du sadisme du citoyen lambda, non pas seulement du marquis libertin d'être convoqué, est maximum.
La vocation de l'homme d'irriguer la terre de son sang n'est plus seulement celle assignée au soldat, mais aussi au prêtre et au poète, fossoyeurs de l'amour au nom de la consommation. Sous les pieds de Shakespeare s'étend une civilisation nulle et non avenue, frappée du même sort que Judas, hantée par le rêve d'une terre promise ici-bas.