Bien qu'il peut tirer des leçons de la ruine de la civilisation, est la chose du monde qui laisse le chrétien le plus indifférent. La culture est ce qui fait avancer la société vers un point obscurs, qui demeure abstrait, et auquel la foi et la raison communes se soumettent comme à un dieu.
La culture s'efforce de créer l'envie. Un phénomène culturel majeur, aujourd'hui, c'est la publicité. On ne pourrait l'éradiquer sans entraîner un régime nouveau, dominé par une autre sorte d'intellectuels. Seuls quelques éléments des jeunes générations souhaitent un tel schisme ou contre-culture, ayant conscience du viol que les générations précédentes leur ont fait subir. Leur nombre est surtout dans les suicidés de cette nation.
Au contraire de la culture qui tend vers l'abstraction, l'art chrétien tend vers le réalisme et l'exposition toujours plus grande de la vérité, sans tenir compte de l'anthropologie, ou n'en tenant compte que pour mieux se préserver de ses effets.
On comprend ici pourquoi Shakespeare s'efforce intelligemment de détruire la culture chrétienne médiévale, dans toutes ses parties et, faut-il le préciser, dans un but pacifique, la culture étant - toujours du point de vue chrétien - un instrument de mort. Ce qui attire, ou au contraire repousse l'athée dans l'art de Shakespeare, suivant sa disposition d'esprit, c'est incontestablement son réalisme, à l'exception peut-être de l'imbécile Stendhal qui n'a jamais rien compris à rien, et annonce pléthore d'ahuris qualifiant Shakespeare d'auteur baroque ou romantique, sous prétexte qu'il y a dans une de ses pièces, un personnage qui joue de la viole.
Il faut envisager la culture, synonyme de musique, comme un mouvement. A la limite, c'est la contre-culture qui compte seulement dans la culture, car c'est elle qui engendre le mouvement, en recylant de vieilles choses pour les faire paraître neuves ou "modernes". Les efforts de Picasso naguère, par exemple, de ce point de vue social ont compté, et il est plus juste de voir Picasso comme un musicien que comme un dessinateur. C'est son aptitude à chanter un air nouveau qui redonne espoir à la société. Il est significatif d'ailleurs que, pour tenter d'annexer l'anarchiste Céline à la culture, on tente de le réduire à la musique, comme s'il n'avait pas dissuadé le peuple par ailleurs de servir de chair à canon pour les organisations internationales de paix.
Comme toutes les choses agricoles, la culture est soumise au principe de "l'éternel retour", de la friche, de l'assolement ou de la désertification. L'agent culturel Picasso fait du recyclage ou des greffes subtiles.
La crise de la culture occidentale est annoncée depuis le XIXe siècle, notamment par K. Marx, qui prône le réalisme et porte par conséquent un regard peu sentimental sur les fanfreluches culturelles du socialisme libéral ; Marx, qui a même prévu le priapisme intellectuel de nos élites. "Priape" est bien choisi, à cause du gaspillage de la semence, qui a le don d'excéder le peuple, moins apte à se laisser méduser par la culture que le haut-clergé, comme s'il avait le pressentiment de la mobilisation générale à quoi sert la culture, et des charniers que dissimule l'abstraction. La guerre et les charniers sont bien sûr un moment décisif de la civilisation, qui se renouvelle dans le sang bien plus efficacement que dans les plaidoyer vivrants de poètes mineurs pour convoquer la paix.
"La beauté de la charogne" aussi, expression employée par Baudelaire, annonce le krach de l'art et l'éthique des charognards. Ces critiques sont difficiles à recevoir du point de vue de l'agent culturel, puisque la culture s'inscrit nécessairement dans un plan mathématique infini, et que le rôle de la culture est d'imperméabiliser contre la critique, de renforcer l'inconscient collectif autant que possible.
Si le christianisme est pur de toute culture, éthique ou esthétique, ce qui lui vaut la haine de Nitche, c'est pour permettre au chrétien de mieux résister à l'éparpillement de soi engendré par le temps et toutes les disciplines qui le consacrent. Rien n'est plus incitatif à considérer la mort comme une nécessité inéluctable que la culture. On voit d'ailleurs dans l'évangile un des personnages les plus "culturels", résister à l'explication de Jésus que la mort n'est pas une nécessité absolue, mais un phénomène naturel, selon lequel l'homme peut se déterminer, ou pas : Marthe, soeur de Lazare.
Jésus est ici fondé scientifiquement à dire que la culture exclut la liberté individuelle. Ce que la culture pose en effet comme un principe, en lieu et place de la liberté individuelle, c'est le hasard. L'historien qui tient compte de la culture pour chercher le sens de l'histoire, ramène celle-ci au destin et ne décèle dans l'histoire aucun autre sens que mathématique ou juridique, ajoutant ainsi une rangée de plus à la grande broderie des anthropologues. Ainsi du philosophe de l'histoire nazi Hegel.
La violente détermination macabre de la culture ou de la musique a pour conséquence d'inciter l'homme, suivant son potentiel, à ordonner sa vie en fonction de sa mort, ce qui l'abaisse sur le plan de la conscience, indique Shakespeare, à un niveau inférieur à celui des espèces animales, qui n'ont même pas d'effort culturel à produire pour arriver au même résultat.