Le débat entre matérialisme et animisme est au coeur de la quête spirituelle de La Bruyère, à quoi on peut résumer son oeuvre, plutôt qu'à un enseignement moral. Cela prête d'ailleurs à sourire d'entendre des commentateurs modernes parler du "matérialisme de Nitche", car Dionysos est une divinité qui repose entièrement sur le principe de l'âme et tient peu compte de la matière, d'où le rang inférieur accordé à cette divinité de l'opium et de la religion dans le panthéon des philosophes grecs matérialistes, qui excluent dans leur métaphysique, non pas dieu mais l'âme. Le matérialisme ne va jamais sans une critique des mathématiques et de la musique. On la retrouve chez Marx, le moins "dionysiaque" des penseurs du XIXe siècle, pour qui les mathématiques sont une façon de caractériser les choses par ce qu'elles ont de moins essentiel. Le matérialisme est donc une caractéristique depuis des millénaires, non pas de l'athéisme, mais de l'anarchie et de l'irréligion.
"L'âme voit la couleur par l'organe de l'oeil, et entend les sons par l'organe de l'oreille ; mais elle peut cesser de voir ou d'entendre, quand ces sens ou ces objets lui manquent, sans que pour cela elle cesse d'être, parce que l'âme n'est point précisément ce qui voit la couleur, ou ce qui entend les sons : elle n'est que ce qui pense.
Or comment peut-elle cesser d'être telle ? Ce n'est point par le défaut d'organe, puisqu'il est prouvé qu'elle n'est point matière ; ni par le défaut d'objet, tant qu'il y aura un dieu et d'éternelles vérités : elle est donc incorruptible."
La Bruyère
- Il n'est pas prouvé que l'âme ou la pensée persiste lorsque l'homme est, plongé dans le noir ou le silence durablement, coupé de ces informations que sont la couleur et le son. Des expériences ont même montré que, privé de ces repères physiques élémentaires, l'homme bascule rapidement dans une folie morbide.
- Pour La Bruyère, l'âme est un principe passif, c'est-à-dire le réceptacle d'informations. Il assimile la pensée à la réflexion et aux réflexes, dont on peut penser que l'homme n'a pas le privilège exclusif, mais qu'il est partagé par les espèces animales. A tel point que dans l'ordre éthique ou politique, où l'animal est placé sur un piédestal, c'est aussi la réflexion qui est, comme chez La Bruyère, le mode de pensée binaire privilégié. On peut penser que l'ordinateur est un animal-machine, ou une âme, et que lorsqu'on l'éteint, il décède.
- C'est par un syllogisme que La Bruyère démontre que dieu est une âme, ou un objectif, et on peut comprendre qu'il n'est ainsi que le produit d'une réflexion ou d'un calcul. C'est une caractéristique de la philosophie animiste et non chrétienne, comme le pensait La Bruyère, de faire la preuve de dieu à partir de celle de l'âme ou de la pensée humaine. Dans le christianisme, dieu est impensable par le moyen de la pensée humaine ordinaire ; il est bien plutôt expérimental ou expérimentable. C'est la raison de la grande suspiscion de la part des chrétiens des formulations religieuses hypothétiques ou mathématiques, qui ont pour effet en théologie de démontrer que dieu existe, sous prétexte que l'homme vit. Suivant un raisonnement parallèle, on peut démontrer que, puisque l'homme meurt, ainsi que les civilisations qu'il a construites afin d'affirmer son âme, dieu n'est pas. Nitche déplore d'ailleurs la mort de dieu, en même temps que celle de la civilisation, qui sont effectivement deux notions liées dans les régimes théocratiques. Dieu ne justifie pas l'homme dans le christianisme, mais Satan.
- Sur le plan historique, on peut remarquer qu'il n'y a entre le dieu du chrétien La Bruyère et celui du déiste Voltaire, qu'une différence d'étiquette.