« A Handful of Dust » (1934), du romancier britannique Evelyn Waugh, approximativement traduit par « Une Poignée de Cendres » (dust = poussière) est un chef-d’oeuvre du genre comique… c’est-à-dire d’un genre difficile à composer. Flaubert sua sang et eau sur « Bouvard & Pécuchet », qu’il ne parvint pas à terminer tout à fait avant de mourir - en comparaison « Salammbô » lui fut une récréation.
La gageure de l’humour est tenue par Waugh de la première à la dernière page, aussi lui pardonnera-t-on d’avoir écrit une conclusion alternative pour le lecteur américain, complètement ratée. L’éditeur français aurait pu s’abstenir de la publier à la suite. Waugh voulait ménager la sensibilité des lecteurs américains, incapables de digérer l’humour noir. Waugh eut aussi maille à partir avec le critique littéraire d’une gazette catholique, « The Tablet », un certain Oldmeadow. Le gazetier s’offusquait de ce que Waugh n’ait pas écrit un roman édifiant pour bonnes femmes, suivant la tradition catholique ; cela ne faisait pas les affaires de Waugh, qui venait de se convertir au catholicisme peu de temps auparavant, après l’échec de son premier mariage.
Si le personnage principal d’« Une poignée » se nomme Anthony Last, ce n’est pas pour rien : Waugh décrit les derniers soubresauts d’une société britannique décadente, minée par une modernité que Waugh résume aux gadgets : gadgets technologiques, bien sûr, mais aussi idéologiques, religieux (la psychanalyse), scientifiques (l’archéologie), etc.
Waugh était-il réac ? Certainement pas au point de voir, comme F. Nietzsche, dans le christianisme la cause principale d'une modernité maudite par ce philosophe francophile. George Orwell, qui appréciait les romans comiques de son compatriote, les croyant exempts du caractère totalitaire, qualifie Waugh de "pessimiste" tout comme A. Huxley.
Rejeton de la gentry britannique, prenant au sérieux son devoir de perpétuer sa caste et n’en connaissant pour ainsi dire pas d’autre, Tony Last est complètement dépassé par les événements, inadapté à un monde dans lequel une bonne éducation et des manières raffinées constituent presque un handicap. On pense pour cette raison à Marcel Proust, dont « La Recherche » met scène une galerie de personnages mondains. E. Waugh a aussi pensé à Proust, puisqu’il a intitulé un des chapitres de son roman « Du côté de chez Todd », où il parodie le roman-fleuve de Proust. E. Waugh pensait-il comme L.-F. Céline que Proust "tire à la ligne" faute d'avoir une expérience quelconque à communiquer ? La rencontre entre Waugh et Proust s’arrête là, car Waugh est nettement satirique. C’est aussi un excellent dialoguiste, dont tous les romans ont été adaptés au cinéma et interprétés par de bons acteurs... mais le cinéma est incapable de restituer l’humour de Waugh, qui exige du lecteur un minimum de concentration.
Tony Last est-il un double de Waugh ? Non, car même si certaines mésaventures vécues par Tony Last s’inspirent des tribulations bien réelles du romancier, qui entraîne le lecteur jusque dans la jungle amazonienne, Waugh ne faisait pas partie comme son héros du gratin, mais seulement de la moyenne bourgeoisie. Waugh fait se croiser dans ses romans différentes catégories sociales, dont il a observé les moeurs attentivement. Beaver, le type du parasite et du mufle, ressemble peut-être plus à l’auteur que Tony Last.
Le snobisme ridicule de Waugh évoque celui de Balzac, qui n’avait d’yeux que pour les femmes titrées et était capable de se livrer pour les séduire à des extravagances évoquant la parade du grand tétras ; mais ce snobisme typiquement bourgeois, caricaturé par Shakespeare dès le XVIIe siècle, ne gâche pas plus l’œuvre de Waugh que les romans de Balzac n'ont pâti de son complexe. « Une Poignée » n’est pas un roman nostalgique, mais plutôt un roman qui montre que la frontière entre la barbarie et la civilisation est très mince.
La comparaison de Waugh avec Proust ou Balzac peut surprendre, mais les Anglais tiennent E. Waugh comme un des meilleurs romanciers du XXe siècle, voire comme le meilleur, et on peut se fier aux Anglais en matière de littérature, comme aux Allemands en matière de musique ou d’automobile.
Waugh atteint le sommet de son art au début des années 1930, où il publiera successivement ses trois plus grands chefs-d’œuvre : « Vile Bodies » (« Ces Corps Vils », 1930), « Black Mischief » (« Diablerie », 1932) et « A Handful of Dust ». Les romans précédents n’ont pas la même perfection, et les suivants sont peut-être gâchés par la conversion au catholicisme de Waugh ?
La trilogie militaire d’E. Waugh n’est pas mal non plus : elle a contribué à me rendre antimilitariste quand je n’étais encore qu’un jeune adulte, ainsi que la lecture du « Voyage » de Céline.
Pour le cas où un écrivain en herbe me lirait, je précise que le seul roman complètement raté d’E. Waugh est celui qu’il a rédigé sous l’emprise d’un produit stupéfiant qui provoque des hallucinations et qui est censé contrecarrer le mal de mer (« L’Epreuve de Gilbert Pinfold »).
(Chronique pour la revue littéraire Z)