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  • Marx et l'apocalypse

    Karl Marx mêle à sa prose des citations de l'ancien ou du nouveau testament. Il imite en ça Shakespeare-Bacon, insurpassé dans cette méthode grâce à sa science des symboles et des métaphores, qui donne aux tragédies de Shakespeare leur densité extraordinaire.

    Un des éléments qui m'aida à reconnaître dans les ouvrages de Shakespeare l'esprit de Francis Bacon Verulam, fut que cette méthode, afin de fonder une mythologie chrétienne, requiert une connaissance approfondie de la Bible. Or Bacon contribua largement à la traduction de la bible du roi Jacques Ier.

    Le penseur argentin Enrique Dussel a consacré une étude à la diffusion par Karl Marx de l'esprit évangélique dans ses discours et essais, d'une manière à signifier que c'est le capital qui a pris la place de dieu dans l'esprit du chrétien bourgeois moderne.

    Grosso modo, Marx utilise les métaphores chrétiennes dans deux sens différents : - leur sens authentique, qui est celui d'une dévaluation de l'ordre social satanique, au profit des choses spirituelles - et d'une manière ironique, typiquement shakespearienne, afin de montrer à quel point le message évangélique a été subverti par le clergé chrétien. Même si la manière de Shakespeare frappe beaucoup plus fort les esprits, Marx fait jouer lui aussi à la bourgeoisie européenne le rôle du diable.

    "(...) On trouve dans le livre I du Capital une métaphore encore plus transparente, quand en expliquant les situations de crise, Marx écrit : "Comme le cerf altéré brame après la source d'eau vive, ainsi l'âme du bourgeois appelle à grands cris l'argent, la seule et unique richesse."

    L'analogie métaphorique ouvre une fois encore un nouveau champ de signification qui n'existe pas dans le texte biblique. Dans la Bible, l'équivalence est entre le cerf et l'âme, l'eau vive et Dieu. A présent elle est entre le cerf et le capitaliste, entre l'eau fraîche et le fétiche (l'argent, le capital). Au lieu du désir de l'âme, du mystique qui aspire à être avec Dieu, on a maintenant affaire à la cupidité, à l'irrépressible désir d'argent, de capital, cette "nouvelle divinité".

    (...) Il est un autre texte des Ecritures, le psaume 115, qui traverse - comme l'Evangile selon Matthieu 6, 19 - toute la réflexion de Marx sur la question du fétichisme : "Leurs idoles, c'est de l'argent et de l'or, /oeuvres des mains de l'homme :/elles ont une bouche et ne parlent pas,/des yeux et ne voient pas,/des oreilles et n'entendent pas,/ un nez et ne sentent pas,/ elles ont des mains et ne touchent pas,/ des pieds et ne marchent pas,/ elles n'émettent aucun son de leur gosier" (115, 4-7). (...) L'idole, ce "produit" fabriqué par l'homme, peut être faite de matière, par exemple le bois. On lit dans Isaïe : "Le bois est pour l'homme bon à brûler ; il en prend et se chauffe ; il l'allume et cuit son pain ; il fabrique aussi un dieu et se prosterne ; il en fait une statue et l'adore." (44,15). Dans son article de la "Rheinische Zeitung" déjà cité, Marx a certainement ce texte en tête quand il écrit : "Il est possible que quelques jeunes arbres soient maltraités, mais il va sans dire que les idoles de bois triompheront et que des hommes seront offerts en sacrifice (Menschenopfer)." On rencontre ce genre de métaphore dans toute l'oeuvre de Marx, en particulier dans Le Capital.

    L'Apocalypse est un autre de ses textes de prédilection. Il écrit par exemple dans les "Grundrisse" : "L'or est indépréciable nominalement, non parce qu'il exprimerait seul une valeur authentique (...), mais parce que, en tant que monnaie, il n'exprime aucune valeur du tout, mais exprime sa propre déterminité quantitative, porte inscrit sur son front un quantum déterminé de sa propre matière." Les esclaves portent sur leur front la marque de leur Maître. Marx n'ignore pas l'évangile de Luc 20, 24-25 ; "Montrez-moi un denier. De qui porte-t-il l'image et l'inscription ? Ils dirent : De César. Il leur dit : Eh bien, rendez à César ce qui est à César et à Dieu ce qui est à Dieu." Il n'ignore pas davantage le texte de l'apocalypse 7,2 : "Ne nuisez pas à la terre ni à la mer ni aux arbres tant que nous n'aurons pas marqué du sceau le front des esclaves de notre Dieu." Et le verset 13, 16, de l'apocalypse de Jean est cité explicitement dans "Le Capital" (1873, livre I, chapitre 2) : "Et elle a fait que leur soit donnée une marque sur la main droite ou sur le front."

    Il est impossible ici d'évoquer toutes les références de Marx à la Bible. Elles sont trop nombreuses. On pourrait provisoirement conclure en disant que l'on trouve en permanence dans son oeuvre des références "métaphoriques" aux Ecritures. A certains égards, elles sèment un trouble sémantique dont la logique est de montrer au chrétien qu'il est en contradiction avec "l'évangile" en transformant fréquemment métaphoriquement son dieu en fétiche. Dans le même ordre d'idées, on peut ajouter que pour Marx, le capital était "l'antéchrist", Moloch, Mammon, le Fétiche."

    (Extrait de la revue "Europe", août-sept. 2011, traduit de l'espagnol par J.-B. Para)