Les quatre ou cinq personnes qui s'intéressent encore à la grande peinture dans ce pays peuvent difficilement se dispenser de la lecture de L'Art face à sa destruction de M. Mazo. Celui-ci ne cherche pas à se faire valoir par des métaphores de langage brillantes ou en jonglant avec des concepts comme la majorité des "discoureurs sur l'art" (dans le meilleur des cas, car la plupart sont des branques incapables d'assembler un sujet, un verbe et un complément pour en faire un truc intelligible, cf. Soulages). Mazo parle simplement, en "homme du bâtiment", et c'est parce que ces attentats ignobles l'atteignent intimement qu'il délaisse ses pinceaux. Il n'a rien à fourguer.
« Vous savez, Les Demoiselles d'Avignon, la toile est en Amérique mais si on l'exposait à Paris, au Louvre, dans la Grande Galerie, à la Tribune, on enlèverait certainement Watteau et on mettrait Les Demoiselles d'Avignon à sa place. On en est là ! Or, qu'est-ce que c'est que ce tableau ? C'est une horreur et un truquage. Picasso a pris des moyens qui sont, en partie, sortis de l'art nègre et, pour le reste, c'est avec son culot, sa façon de rabattre, de mutiler la représentation. Aussi, pour moi, ce tableau c'est - au contraire de l'opinion des bien-pensants - un témoignage exemplaire d'impuissance.
Guernica c'est la même chose. Ce sont des hurlements et, en même temps, des hurlements d'impuissance devant la grande tradition. (…) Les Demoiselles d'Avignon, voilà ce qu'il faisait en 1907, bon. Mais Guernica, quand vous en parlez aux gens, même aux bourgeois en critiquant, « ah, mais non, protestent-ils, Guernica c'est merveilleux ! Non, non, je vous en prie, dites ce que vous voudrez de Picasso mais tout de même, Guernica c'est vraiment l'horreur du massacre ».
Si on arrivait à les faire avouer, il y a des moyens pour dépister la vraie pensée, on verrait bien qu'au fond de leurs cœurs, ils trouvent que c'est horrible, mais enfin ils font semblant de trouver cela génial, parce que c'est l'horreur, la hideur du fascisme, les nazis.
Maintenant, parlons un peu du fameux mot de Picasso, quand Picasso a été visité par Abetz. Abetz, homme bien élevé et cultivé, qui était chargé des relations "intellectuelles" entre les Français et les Allemands, a dit, paraît-il, devant Guernica : « C'est vous qui avez fait ça ? ». Et Picasso de répondre : « Non, c'est vous ». On a trouvé ce mot-là historique. Autrement dit, « c'est vous », les Allemands. C'était insolent, je ne sais pas s'il a vraiment prononcé ce mot, mais l'abbé Morel l'a répété, en Sorbonne, en 1946. Toute la Sorbonne a croulé d'applaudissements. Eh bien, entre nous, c'est idiot ! Il faut comprendre : « C'est vous qui l'avez fait, c'est-à-dire, c'est vous, par votre inhumanité, dans cette guerre d'Espagne, en massacrant de pauvres gens, c'est vous qui avez suscité ce moyen que j'emploie. »
Là-dedans, je vois un sophisme et une grave erreur. D'abord le sophisme, c'est d'employer pour s'exprimer en art, que ce soit en prosodie, en peinture ou en sculpture, un moyen monstrueux, un moyen destructif, pour "dire" la destruction. En vertu de cela nous devons prendre un moyen liquide pour exprimer la mer ou un moyen gazeux pour peindre un ciel. Par conséquent, pour dire l'horreur de la guerre, se servir d'un moyen, inventer un moyen, qui, dans sa texture propre, est fait de signes meurtriers, c'est un sophisme. Les plus grands maîtres, Rubens faisant des chasses violentes et sanglantes, des combats cruels, La mort de Decius Mus, Delacroix peignant aussi des sujets pleins de cruauté, Les massacres de Scio (…) tous ces maîtres ont usé de moyens, au contraire, très serrés, très sévères, qui exprimaient en profondeur l'horreur même de la chasse, de la tuerie, de la guerre.
Secondement, l'erreur des dates. En 1932, Picasso a fait, rue de Sèze, chez Georges Petit, une exposition très importante, de ses œuvres de jeunesse, ce qu'on a appelé la période bleue, qui étaient figuratives et souvent faibles : La femme à la taie, ou encore le portrait de sa première femme (…). Ce sont des œuvres qui, du point de vue du dessin, sont néo-académiques, car Picasso avait une main extraordinaire. (…) Eh bien, c'était déjà des tableaux dans lesquels il y avait des rabattements monstrueux, inspirés par des femmes courant sur des plages, terribles à voir, et tout cela venant du souvenirs de belles Américaines à Saint-Tropez ou ailleurs. Or, en 1932, il n'était pas question de guerre d'Espagne, pourtant, déjà, à ce moment-là, Picasso, comme il l'avait fait pour Les Demoiselles d'Avignon, et d'une façon cruelle, martyrisait, torturait la forme, la détruisait.
Alors quelle vérité particulière peut-on voir dans l'adaptation monstrueuse d'un moyen à la représentation des scènes horribles Guernica, puisque Picasso l'employait déjà cinq ans avant, alors qu'il n'était pas question de guerre, en pleine détente heureuse ?
Ces choses-là sont simples ; ce que je dis là c'est du pur bon sens, mais personne n'ose l'écrire.
Et les bourgeois font semblant - je dis font semblant - d'admirer, et c'est de cela que nous crevons !
Maurice Mazo
Commentaires
Ce Mazo a le sens de la rupture, du propos radical, je n'ose pas dire du schisme... Mais où est-ce? Car vous ne donnez point de référence? Vous me donnez l' envie de lire la suite, ou le début.
Maurice Mazo, L'Art face à sa destruction
Langue : Français Éditeur : E-Dite (6 juin 2005)
Format : Broché - 333 pages
ISBN : 2846081530
Dimensions (en cm) : 22 x 2 x 28
Assez d'accord avec LRC, je trouve très intéressant cet extrait dans son ensemble (peut-être parce que je n'aime pas Picasso? - mais l'aimez-vous vous Lapinos?), même si je ne suis pas d'accord sur tout notamment sur le passage sur le "sophisme", peuplé d'imprécisions, où il faudrait réfléchir aux principes d'invocations/évocations, aux idées aussi de métaphores et de métonymie...
Pour ce qui est de cette question d'une monstruosité de Picasso cinq ans avant la guerre, je suis certaine qu'il doit y en avoir beaucoup (des bobos!) parlant de création quasi "prophétique", annonçant les horreurs à venir. Je l'ai lu au sujet d'une toile de Toyen de 33 (la Dormeuse). Il y a bien entendu à la même époque d'autres abominations que la guerre d'Espagne qui s'annoncent, mais finir par donner à toutes les créations des années 30 un statut de Cassandre, c'est faire du révisionnisme artistique à l'envers!...
D'acord avec cette idée d'éclipse - et ce sera de pire en pire. Le champ universitaire dans lequel j'évolue est ainsi, tout simplement nommé "Texte et Image", alors que je suis incapable de peindre et de dessiner. Et sans doute ces concepts que j'évoquais de métaphores et de métonymie sont ils pour cela impropres. Mais toutefois, il fut un temps merveilleux (celui de Baudelaire justement!) où critiques littéraires et critiques plastiques se comprenaient et parlaient un langage commun. Et je suis convaincue que cet "Eden" d'avant Babel n'est pas une impossibilité, pourvu que l'on ait oeil, coeur et esprit!
Mauvaise lectrice (peut-être), je me jetterais sur l'ouvrage non pas pour vous contredire Lapinos, mais parce que je suis passionnée par l'écriture artiste et par cet emploi glissant de termes picturaux pour rendre compte d'un texte (moins d'ailleurs que par l'emploi de vocabulaire lettré de stylistique devant une œuvre plastique – mais sans cette transcription là, où va l'ekphrasis?). Et bien entendu je détourne votre question et n'y réponds pas!
Ah! le vert Paul Véronèse des impressionnistes… J'aime retrouver sous votre plume quelques rappels de comptes rendus de salons de l'époque. Et tout ce que vous écrivez est d'une grande logique. Vous ne pouvez pas aimer les impressionnistes Lapinos, puisque pour vous (et vous n'avez pas tort, c'est certain) « la peinture n'est pas une démarche intellectuelle ». J'aime les impressionnistes pour leur démarche intellectuelle, leurs concepts transmis à la littérature de leur époque, pour tout ce qui fait qu'au fond ils ne sont pas des peintres!
L'impressionnisme, avant que d'être un mode de représentation, est un mode de pensée. Un mode correspondant parfaitement à l'esprit français et se trouvant aussi bien dans la peinture du XVIIIe que chez les moralistes de l'Ancien régime. Autrement dit, il y a un impressionnisme avant l'impressionnisme... et dénigrer même l'impressionnisme de Monet revient à dénigrer l'esprit français. Mais après tout, le Français aime bien se dénigrer lui-même, admirant volontiers l'étranger, la peinture italienne, la musique allemande, sans voir les richesses qu'il a chez lui. Est-ce un hasard si certains (grands) peintres ou musiciens français sont plus appréciés à l'étranger qu'en France ?
Georges Fourest aurait pu vous dédier ce sonnet, V (que certains flatteurs jugent le meilleur de son œuvre), qui fait, je vous le cite de mémoire :
« xxxx xxxx xxxx xxxx
xxxxx xxxxx xxxxx xxxxx
xxx xxx xxx xxx xxx
zzzzzzzz zzzzzzzz zzzzzzzz zzzzzzzz
zz zz zz zz zz zz zz zz zz zz »
Ne me faites pas dire ce que je n'ai pas dit, Uhlan, j'aime beaucoup l'esprit français, au contraire, et regrette sa contamination par l'esprit allemand.
Et mon mépris pour les nénuphars de Monet n'a d'égal que mon admiration pour les fêtes galantes de Watteau, par exemple.
"Fragonard plus impressionniste que Degas" : le trait est assez juste. Le Uhlan vous rejoint, préférant Fragonard à Degas. Mais il vous trouve dur avec Monet (les façades de la cathédrale de Rouen tout de même...) et avec l'impressionnisme en général. Il vous trouve aussi un peu dur avec V : vous lui en voulez de ne pas aimer Picasso... ?
Oh mon cher Le Uhlan venu me sauver des méchants crocs osseux du lapinos - tiens tiens, j'ai du me tromper de blog et de conte!-...
Pour une fois, je ne le lis pas totalement ironique ni "dur" ce cruel lapin (je ne suis pas St Thomas, et ne demande pas à toucher - du moins cette fois-ci!). Et au contraire, ce faux/vrai sonnet est une merveille de texte/image!
J'aurais plutôt un petit faible, Uhlan, dans ce fourre-tout qu'on appelle l'impressionnisme (dont Mazo cerne très bien les limites plastiques) pour Toulouse-Lautrec. Mais qu'est-ce que Toulouse-Lautrec à côté de Poussin ?
Je m'attendais à ce que V. me dise que ce n'était pas là un sonnet, mais elle a l'air bien décidée à prendre les vessies pour des lanternes.
Le Uhlan ? Le Uhlan ? Ah... vous ne vous trouvez plus là lorsque l'on vous souhaiterait présent... Finalement le rire m'avait fait oublier qu'il ne fallait jamais croire angélique ce Lapinos. Voudriez vous bien délaisser un peu votre belle dame de salon et vous faire mon chevalier servant en provoquant en duel cet individu insultant ? Je ne suis qu'une pauvre femme ne sachant se défendre toute seule, sinon d'une giffle gantée résonnant aux deux oreilles de l'animal (et quoi qu'il les ait fort longues, il continue de sourire, d'un air moqueur...)
Ne vous inquiétez pas, la cavalerie finit toujours par arriver…
Oui, mais en attendant, que suis-je donc censée faire, les joues plus rougies d'énervement que les votres de mes claques en ce face à face d'opérette ?
LE UHLAN ? LE UHLAN ?
J'ai pourtant bien l'impression de crier assez fort!
Pas si fort, j'ai les oreilles hypersensibles aux aigus.
Vous savez que vous n'êtes pas mal lorsque vous laissez la rhétorique de côté ?
Quelle horreur! Je n'ai plus de voix. Et il n'est toujours pas là...
Eh bien voilà. Sans voix, sans Uhlan, sans cavalerie, mon orgeuil vain à terre, et vous me voulez en plus sans rhétorique ? Moi qui vous pensais aimant la simulation!
Il va arriver, V., il va arriver, n'entendez-vous pas l'écho de son galop dans le désert tartare ?
Je vois que non seulement vous m'insultez en mots, mais aussi dans vos actions en n'abusant pas de la situation... Je suis nue devant vous et vous arrivez, dans la crudité atroce du silence, à entendre "l'écho de son galop dans le désert tartare" ?
Bon sang, je suis impatient moi aussi de dire deux mots à ce Germain qui ne sait pas tenir ses femmes et les laisse se répandre en propos salaces ou faire des strip-tease dans mon jardin. Peut pas faire poser un cadenas sur son gynécée ? Ou engager un eunuque ?
Tout doux, lapin. Le cavalier est votre homme... Les Tartares finissent toujours par arriver, mais Le Uhlan n'en est pas, il les attend, prêt à les combattre. Vous n'en êtes pas non plus, lapin. Alors pourquoi vous conduire comme eux ? Où est passé votre bel esprit français ? Ne serait-il que franchouillard ?
Voyez, V, sans délaisser sa dame, Le Uhlan reste votre serviteur. Au pays des lapins, l'ironie est reine et les dames sont toujours perdantes à ce jeu-là. Tirez donc votre révérence, Le Uhlan couvre vos arrières. Et appelez le cavalier de l'Apocalypse la prochaine fois...
Mais c'est qu'il y a matinée ce jour! Et que joue-t'on ? Du Feydeau ...
A choisir, je préfère Marivaux. Pas vous Garenne ?
Marivaux… Là on peut dire que vous m'avez percé à jour, Comtesse ; Marivaux, quoi que Ste-Beuve en dise, m'émeut baucoup. J'avoue aussi un penchant pour Labiche (pas vous).
Grand merci cher Le Uhlan de votre tardive intervention : plus de peur que de mal (et que de mâle aussi - mon autre cavalier ne me défendant jamais jamais, vous l'aurez remarqué!)
Pourquoi du Feydeau, chère Madame ? J'avais, pour me promener presque nue dans le jardin du Lapinos mon châpeau de paille d'Italie (qui me servit ultimement pour tirer ma révérence), et escomptais beaucoup du hasard rieur des coups de vent en ces faux jeux amoureux...
(Le circonflexe impromptu est un lapsus!)
Ah, Uhlan, entre cavaleurs, permettez-moi de vous demander : qu'est-ce qui vous fait croire que j'allais l'attaquer par l'arrière ?
Une certaine photographie trouvée dans votre bloc-notes l'autre jour...
Labiche? Lapin... vous misez bien.
"Avant d'obliger un homme, assurez-vous bien d'abord que cet homme n'est pas un imbécile (...) Parce qu'un imbécile est incapable de supporter longtemps cette charge écrasante qu'on appelle la reconnaissance..." ("le voyage de Mr P.")
Quelle lucidité!
Pourquoi du Feydeau me demandez-vous demoiselle V. Et bien, je ne sais trop. Il y avait dans l'air un je ne sais quoi de léger, un ton un peu surjoué et vous donniez le sentiment d'échanger des oeillades complices avec le spectateur muet de l'autre côté de son écran.
Remarquez, maintenant que j'y songe, j'aurais pu dire "guignol" aussi.
Guignol ? Eh bien, l'auriez-vous dit, nous serions sans doute en train de nous crêper le chignon, au grand plaisir de Lapinos qui a l'air d'apprécier l'évocation de l'atmosphère musquée des harems, et il aurait alors fallu que votre cher Uhlan nous sépare...!
Guignol, vraiment ?
Du surjoué, des clins d'oeil au public, ma Chère, il y en aussi bien souvent chez Marivaux.
Eh là, oh ! mais que fait ce Uhlan, encore à l'écurie à astiquer son cheval ? Voyez pas qu'elles vont finir par se battre à coups d'éventails et empoudrer mon clapier tout-à-fait, vos donzelles ?
Je vais finir par penser que vous êtes, Uhlan, comme beaucoup de vos camarades, soldat pour fuir les femmes.
Qui sait ? Mais rien n'est plus amusant que de voir deux dames se crêper le chignon. Cela change des vraies batailles... Apprenez, cher lapin, que les officiers ne récurent pas eux-mêmes leurs chevaux.
Guignol n'était pas une insulte Madame. C'est un classique à sa manière et son argument est le même que bien d'autres oeuvres. Relisez-vous. Votre "Le Ulhlan, le Uhlan", ressemble à s'y méprendre au "Gui-gnol ! Gui-gnol! " ...
C'est amusant, je n'aurais pas dit Guignol. On dirait plutôt du Jan Fabre. Peut-être parce que la belle dame était nue. Faites attention aux projections intempestives.
Une voix discordante mais intelligente sur Picasso. Profitable par les temps qui courent.
Je suis assez surpris que vous ne mettiez pas Watteau dans la lignée qui mène à l'impressionnisme et à Proust. Nous n'y voyons pas la même chose, à tous les coups. J'ai cru y déceler une nuance dans le bonheur, une sorte de charme rêveur imputable à la distance (à commencer par celle qui nous sépare du XVIIIe) et à la nature du paysage (bosquets à l'abri des regards, hautes frondaisons). Mais ce regard distancié et sentimental, quand j'y pense, est peut-être un des symptômes du fétichisme par vous tant déploré - il y a des choses qui m'échappent.
Drieu La Rochelle aurait voulu être Watteau. Sans doute un penchant pour les grandes femmes un peu osseuses.
On ne fait pas moins peintre que Proust, dommage que Mazo ne l'ai pas vu. Et puis un type aussi honnête et droit, comment a-t-il pu être gaulliste ? Il y a des mystères, parfois.