Cité par Marcel Conche dans un essai sur Homère (raté*), le jugement porté par Simone Weil sur la civilisation romaine : "Nul n'a jamais égalé les Romains dans l'habile usage de la cruauté."
Conche note que Simone Weil compare les Romains aux nazis. Avec la précaution oratoire d'usage : "C'était avant Auschwitz", précaution dont on peut se demander si elle vise à couvrir Simone Weil ou bien Conche lui-même des foudres de la censure ?
En réalité, primo ce sont les nazis eux-mêmes qui ont la prétention d'imiter les Romains ; deuxio, Simone Weil n'est pas une ignorante abreuvée de propagande télévisée : elle sait fort bien que le régime nazi n'est pas surgi de nulle part comme un diable de sa boîte, que le national-socialisme ne naît ni ne meurt avec Hitler et son état-major. Hitler est-il même un personnage de tout premier plan dans l'histoire du XXe siècle ? On peut en douter. Il est assez manifeste, après l'élection de l'homme qui valait 500 millions de dollars, Barack Obama, que les hommes politiques sont des pantins entre les mains des industriels.
Hitler ne présente guère d'intérêt pour un historien en tant que tel, dans la mesure où l'idéologie nazie n'a rien d'original. Pour ce qui est des théories raciales fondées sur le transformisme de Darwin, elles sont trop incohérentes pour être prises au sérieux, et il est quasi impossible de les dissocier des doctrines politiques nationalistes. Le darwinisme traduit un effort que le XIXe siècle parachève, pour fonder les systèmes politiques, dont l'idéologie nationaliste fait partie, non plus seulement sur la morale ou la rhétorique, mais carrément sur la science, quitte à aboutir pour cela comme le transformisme darwinien à un assemblage rocambolesque de déterminismes contradictoires. Le droit national-socialiste de Hegel lui-même se présente sous un aspect scientifique, dans le prolongement de la théodicée de Leibnitz.
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Ce qui fait de Simone Weil une véritable humaniste, quand les autres ne sont que des ersatz, c'est sa capacité à distinguer assez nettement Athènes de Rome. Non que les Romains n'ont aucun rapport avec les Grecs, mais parce que l'examen de leurs différences - Aristote contre Lucrèce, par ex. - est beaucoup plus utile que l'amalgame auquel la philosophie boche procède (les humanistes de la Renaissance font preuve dans ce domaine d'une lucidité inégalée depuis, et déjà "sous l'éteignoir" dans les "Essais" de Montaigne, qui ne conçoit pas la culture ou la connaissance en dehors de son propre divertissement).
L'opposition entre Grecs et Romains ne concerne pas que les érudits, puisqu'une faille similaire sépare la Renaissance de la période baroque qui a suivi - en tenant W. Shakespeare ou F. Bacon pour "le dernier des humanistes de la Renaissance" (contrairement donc aux thèses universitaires qui s'efforcent d'en faire des auteurs "baroques").
Or, cette faille contient la clef pour comprendre l'histoire moderne et son progrès, qui n'est pas trigonométrique. Et chacun d'entre nous est concerné, en dehors des autruches, par l'histoire moderne. Ce que le pédant appelle "inconscient collectif" peut se traduire par les barrières que dressent systématiquement les institutions politiques entre les individus et la science historique, le cinéma ayant accompli en quelques années dans ce sens des ravages considérables.
Si l'on s'efforce de résumer de la façon la plus lapidaire possible la différence entre Grecs et Romains, ou humanistes de la Renaissance (F. Bacon) et humanistes baroques (M. Montaigne, R. Descartes, M. Mersenne, I. Newton...), on peut dire que les penseurs latins sont sur une pente anthropologique. Autrement dit, aussi surprenant que ça puisse paraître en raison de l'épaisseur du préjugé universitaire actuel, je prétends que la religion des Grecs est moins anthropologique que la religion laïque judéo-chrétienne actuelle, qu'elle se dise "athée" ou "chrétienne" (la différence n'étant guère sensible entre la cathédrale laïque et la petite secte chrétienne, justement, que sur le plan anthropologique).
On peut vérifier que les dieux, les puissances laïques, sont "auto-suggérées", par le fait qu'ils ont tous un fondement mathématique ou légal.
*Essai raté de Conche qui semble prendre Homère pour un Allemand ou un Romain lui-même. Typique sa façon d'attribuer par exemple le providentialisme romain, le fameux "fatum", à Homère ou à des tragédiens comme Eschyle ou Sophocle, alors que la sagesse grecque semble au contraire placer au centre la question de la LIBERTE, et n'être pas oblitérée comme la pensée latine par l'idée de FATALITE ou de HASARD. Probablement Homère et Eschyle n'auraient-ils pas traversé les siècles sans cette liberté qui fait qu'ils n'offrent que peu de prise au temps.
Ilion n'est pas "vaincue d'avance", "par chance" par les guerriers achéens. Elle ne l'est que pour un esprit latin dont le raisonnement est "chronologique". Le progrès n'est pas pour Aristote, et probablement pour Homère non plus, FONCTION du temps, mais CONTRE le temps. Autrement dit la vertu, dans tous les sens du terme, n'est pas une garantie de progrès pour un Grec, mais plutôt le meilleur moyen de tourner en rond comme un abruti. Odysseus n'est pas le plus vertueux, mais le plus intelligent.
Commentaires
Pourriez vous détailler ce que vous entendez exactement par "anthropologique" ? S'agit t-il d'antropomorphisme scientifique ? Voulez vous dire que l'objectivité scientifique est dégradée dans la science judéo-chrétienne comme dans la science romaine par des représentations erronées, qui viennent se mêler à la stricte observation des phénomènes, et qui seraient absent de la science grecque ? Si oui, pourriez vous illustrer cette assertion par des exemples accessibles aux profanes dont je suis ?
- Vous avez raison, le terme d'"anthropologie" est biaisé. Rien qu'au plan strictement chrétien, il y a deux sortes d'anthropologie, l'une qui concerne la sagesse en tant que voie du salut (apocalypse) POUR l'homme, l'autre qui concerne le compromis du christianisme avec la morale ou la politique civile.
- A part ça vous avez compris le sens de ce que je voulais dire, sauf l'expression de "phénomène" typiquement latine ou allemande, utilisée par les tenants de la "loi naturelle", exemple éclatant de raisonnement anthropomorphique/anthropologique. L'occasion d'éclaircir un point : comprenez que l'idéologie de la loi naturelle part du phénomène naturel binaire (vie-mort-vie, chaud-froid-chaud, etc.), d'une conception cyclique mouvante. Le dernier perfectionnement apporté à la "loi naturelle" est celui de la philosophie nationale-socialiste de Hegel pour la raison que, chez ses prédécesseurs l'adéquation ne se faisait pas correctement entre la loi, par principe vecteur rigide, et les phénomènes essentiellement mouvants.
Hegel perfectionne le sophisme de la "loi naturelle" en conférant à l'histoire de façon artificielle un mode de progression cyclique/trigonométrique.
- Pour définir une "loi naturelle" quelle quelle soit, on est obligé de passer par la notion de "juste milieu", et pour les physiciens grecs les plus sérieux (je ne parle pas des Béotiens dont les mathématiques correspondent à l'organisation sectaire), la Nature n'a pas de centre, mais c'est l'âme qui possède un coeur.
Autrement dit la "vertu" ou le "virtuel" est un mobile humain. Toutes les thèses, et elles sont nombreuses depuis Pythagore, définissant le monde/l'univers comme un "potentiel", trahissent par là leur sous-bassement animiste. Les raisons sont assez nombreuses pour un chrétien de voir dans cette métaphysique camouflée en physique un tour diabolique (c'est d'ailleurs tout le sens théologique de la pièce de Bacon-Shakespeare "Measure for measure"). L'âme est le terrain de jeu favori de Satan. Si cette notion est déjà présente chez Homère, ce n'est certainement pas un hasard.