Dans la dernière encyclique rédigée à quatre mains par les deux derniers évêques de Rome ("Lumen fidei"), le reproche de F. Nitche adressé à la foi chrétienne de nuire à la science est évoqué. Le pape-philosophe s'en sert pour développer un nouvel argumentaire purement rhétorique sur la foi et la raison. Un argumentaire sans fondement chrétien, car le christianisme N'EST PAS une doctrine philosophique.
Il était une manière simple de renvoyer Nitche à ses chères études sataniques ; en effet, chez Nitche, suivant une conception romaine ou égyptienne de la science, et non spécifiquement grecque comme il le croit, art et science sont confondus. Le reproche précis fait au christianisme, en tant que cadre intellectuel principal de l'Occident moderne, est d'entraîner une perte de conscience de la réalité. Le "réalisme" de Nitche n'est pas celui de Marx, encore moins celui de Shakespeare ou Aristote. L'art, pour ces derniers, ne fonde qu'un semi-réalisme.
Nitche proclame nettement que l'art est supérieur à la science. Cette conception est romaine ou égyptienne, mais on peut également la dire "totalitaire", car c'est cette conception qui permet le mieux à l'élite politique de conserver la haute main sur l'art et la science. Le pape aurait pu répondre simplement : contrairement au préjugé élitiste de Nitche en faveur de l'art, le christianisme ne se préoccupe pas d'art, ni par conséquent de psychologie, seule la science consciente peut amener le chrétien à voir la vérité face à face.
Hélas, du point de vue scolastique et philosophique du pape, cette réponse était impossible à faire, car le reproche adressé au judéo-christianisme d'être le ferment de la décadence artistique moderne est bel et bien fondé. L'origine de l'existentialisme et de l'art existentialiste moderne, réduits par K. Marx au niveau de l'onanisme, voire traduisant une tendance nécrophile (S. Dali), est bien dans les spéculations philosophiques médiévales, à peu près équivalentes sur le plan scientifique du sabir de la psychanalyse moderne, dont on voit qu'elle fait la plus forte impression dans les peuples ou les groupes sociaux les plus aliénés mentalement.
Les philosophes des Lumières furent à la fois moins cohérents que Nitche, et en même temps plus pragmatiques, n'hésitant pas à confronter la doctrine chrétienne officielle avec ses propres fondements scripturaires afin de souligner l'inconséquence de la doctrine officielle.
Mais l'encyclique évite de se pencher sur des aspects beaucoup plus vertigineux de l'attaque violente de Nitche contre la morale judéo-chrétienne, que Nitche n'hésite pas à accuser de crime contre l'humanité. C'est un avocat de Satan sauveur du monde, contre les judéo-chrétiens qui complotent son anéantissement, auquel le pape à affaire. Pratiquement, c'est du retour de Judas Iscariote parmi les apôtres dont il s'agit. Sans doute Nitche n'est pas le premier à renier le Messie, mais aucun ne l'a fait avec autant de conviction religieuse, sauf peut-être certains personnages des pièces de Molière, Shakespeare ou Marlowe.
Il faut barboter dans la mauvaise bière philosophique allemande jusqu'au cou pour ne pas se rendre compte de la valeur de Nitche et de sa profondeur morale.
- Le point où l'antéchrist et l'évêque de Rome sont "à égalité" est important, c'est celui de l'histoire, que le pape, de son trône, ne peut pas voir, exposant ses ouailles à être les cocus de l'histoire, ainsi que le sont toujours, à travers les âges, les âmes militaires ou militantes, qui essuient ainsi les plâtres de politiques menées par des chefs cyniques ou imbéciles. Quant à Nietzsche, sa conception physique de l'histoire, fondée sur la culture de vie païenne, et comprenant la culture de mort comme la décadence, cette conception le conduit à ignorer la vision historique de l'antéchrist selon l'apôtre Paul. Nitche, à l'instar de Judas, est disposé à affronter le destin et la mort - mais il n'est pas disposé à accepter la défaite de Satan prédite par les prophètes.
Je renvoie ici à un petit opuscule anonyme (1838), disponible via google, qui traite de l'élucidation de l'antéchrist par l'apôtre Paul. Il est difficile de dire si elle est directement inspirée par Nitche, mais je constate un redoublement de la haine de l'apôtre des gentils, soigneusement organisé, y compris et surtout par des milieux dissimulés derrière le masque judéo-chrétien ; cette haine n'est d'ailleurs pas sans rappeler la pourriture maurrassienne, par sa manière pédérastique d'abuser de jeunes esprits en détournant du christianisme par des méthodes qui ne valent guère mieux que les trente deniers offerts par le sanhédrin à l'Iscariote. La clef de cette haine est facile à comprendre : les épîtres de Paul sont les plus dissuasives de forger un "judéo-christianisme" et, par exemple, de fabriquer une théocratie d'Etat comme celle en vigueur aujourd'hui aux Etats-Unis. Si le pape s'occupait de prolonger l'exégèse de Paul au lieu de vaticiner dans les déserts de la philosophie, il serait logiquement entraîné à excommunier tous les dirigeants des cartels industriels bancaires occidentaux "démocrate-chrétiens", au lieu de distribuer des sourires et des poignées de mains claudéliennes aux quatre coins de la terre.