La théorie évolutionniste repose d'abord sur une méconnaissance de l'homme, c'est-à-dire une anthropologie erronée. A ma connaissance, Hannah Arendt ne mentionne pas la croyance dans la théorie évolutionniste comme un facteur du totalitarisme, bien qu'elle le soit, contribuant par le raisonnement d'espèce à réduire l'individualisme ; cet "oubli" de Hannah Arendt s'explique par son incapacité à interpréter de façon juste le bouleversement scientifique intervenu au XVIIe siècle, présenté habituellement comme une révolution et un progrès. H. Arendt est ainsi persuadée que la science moderne reflète moins l'homme que la science plus ancienne. Quiconque a un tant soit peu connaissance de l'évolution de l'art occidental devinera qu'il n'en est rien, et que le défaut de l'art moderne pour certains, qui en fait une qualité pour d'autres, est d'être TROP humain.
La science naturelle antique, plus matérialiste, résiste à la démonstration du transformisme, notamment parce qu'elle est plus matérialiste et n'accorde par conséquent pas au déroulement du temps un rôle positif. Cette science naturelle, qui fut d'ailleurs celle d'hommes bien meilleurs observateurs de la nature que nous le sommes, des écologistes rationnels et non dévots comme ceux que nous connaissons aujourd'hui sous ce nom, s'accordait avec une psychologie plus précise que la psychanalyse moderne, cernant mieux les limites de l'homme. Montaigne s'en fait l'écho, quand il affirme que, se connaissant bien, il connaissance de la mécanique humaine en général, et connaît ainsi tous les hommes. En dépit de sa référence à la mythologie antique, la psychanalyse moderne ne contribue guère à dissiper le mystère humain.
L'anthropologie erronée qui sert de base aux spéculations de Darwin (plus prudent que les néo-darwiniens, c'est-à-dire mieux conscient de la différence entre l'hypothèse scientifique et la science) est la pire anthropologie de tous les temps, à savoir l'anthropologie chrétienne. Ceux qui en tirent argument, à l'instar de Nietzsche, pour justifier leur combat antichrétien en faveur de la raison, ignorent ou dissimulent que l'anthropologie chrétienne est non seulement irrationnelle au regard des lois naturelles, mais qu'elle est en outre infondée sur le plan scripturaire, ce qui n'est pas la moindre cause de sa nullité scientifique.
Il est vrai qu'on peut prendre Darwin pour un païen, de même que Bergson, relativement à Descartes et son puritanisme mathématico-chrétien, puisque l'évolutionnisme replace l'homme dans son contexte naturel. Mais cette idée n'est pas neuve. Les singes ont une âme du point de vue d'Aristote, ce qui n'empêche absolument pas ce savant de faire des raisonnements métaphysiques.
L'idée qui reflète l'anthropologie chrétienne dans la théorie évolutionniste de Darwin est celle qui consiste à placer l'homme au terme de l'évolution et à en faire l'espèce la plus évoluée - à penser l'animal comme étant prédestiné à devenir homme. C'est cette idée qui se heurte aux preuves et expériences de la science païenne antique, aussi bien celles qui relèvent de la science physique que celles qui relèvent de l'étude de l'homme.
Nombreux sont les philosophes de l'antiquité qui relèvent la force "surhumaine" de l'homme, qui lui permet de se désolidariser de son espèce, voire des éléments naturels, tandis qu'au contraire la puissance de l'animal réside dépend de l'espèce à laquelle il appartient et d'une science naturelle instinctive. Ulysse est un tel personnage de surhomme antique, sans doute plus détaché encore de la nature que le modèle inventé par Nietzsche du poète doué d'ironie, sachant tirer du caractère définitif de la mort les raisons de jouir "hic et nunc" de sa situation.