Il est plus logique de voir quelqu'un de fort aimer quelqu'un de faible, car la faiblesse implique un défaut de volonté et l'impossibilité d'aimer autrui par conséquent. C'est là le sens "d'aime ton prochain comme toi-même". Dans la société totalitaire contemporaine, l'individu est incité à se transformer en "objet du désir" ; cette société est donc organisée pour empêcher l'amour. Par-delà la vertu authentique, ce que l'éthique judéo-chrétienne la plus compatible avec le capitalisme veut détruire, c'est l'amour.
C'est pourquoi on ne peut prôner l'amour et faire l'éloge de la faiblesse en même temps. Le Messie des chrétiens, prônant l'amour, prône une force distincte de la vertu, dont la source est physique. L'amour chrétien est de surcroît étranger à la casuistique de l'âme platonicienne, qui a eu pour effet de transformer en quelques siècles le catholicisme en bouddhisme (les prônes de l'évêque de Rome ne diffèrent pas ou peu de ceux du Dalaï Lama).
Disons et redisons-le, il n'y a pas d'éthique chrétienne ou judéo-chrétienne possible, c'est-à-dire que le message évangélique ramène l'éthique au plan humain où elle se situe.
Si Nietzsche nie la réalité des choses métaphysiques, c'est pour la raison qu'il n'est pas un surhomme, mais qu'il s'efforce de le devenir, luttant contre sa peine à jouir (typiquement allemande ou féminine). Nietzsche cherche à obtenir par l'art ce que la bourgeoise puritaine veulent compenser par la psychanalyse. Or la métaphysique n'est d'aucune utilité dans la quête d'un plus grand bonheur. L'évidence est, contre le propos de Nietzsche et ses disciples, d'une religion grecque qui fait place à la métaphysique - notamment Aristote et Homère. Cependant cette métaphysique cherche à s'en débarrasser, comme un enfant ou un adolescent les questions qui ne sont pas d'ordre érotique.
Le satanisme de Nietzsche coïncide en effet parfaitement avec la volonté de l'adolescent de devenir un adulte plus fort. L'adolescent viril niera le plus souvent l'amour, dont il n'a le plus souvent connaissance que sous la forme abstraite féminine du sentiment amoureux. On peut dire l'artiste "nietzschéen" également, dans la mesure où ce que l'artiste recherche plus ou moins confusément dans l'exercice de l'art, c'est un renforcement de sa volonté, la mise à distance de la mort (devant laquelle seule les civilisations au bord de la pourriture s'inclinent avec dévotion, leur art cinématographique ou photographique macabre).
Si les personnes faibles ne peuvent aimer, c'est pour la raison qu'elles ne se connaissent pas elles-mêmes - ce qui est indispensable en termes de volonté comme d'amour.
Commentaires
Nietzsche est aussi le philosophe fétiche de culturistes, grande secte doloriste mondiale persuadée que la force réside au corps. Il faut entendre pour le croire leurs bouches pleines d'aphorismes pseudo ou stricto-nietzschéens ("ce qui ne tue pas rend plus fort !"). Le "dépassement de soi" dont se gargarise le moindre show plus ou moins américain est un pseudo-nietzschéisme très courant. De Kunst Macht Frei à Arbeit Macht Frei il n'y a qu'un pas, et le volontarisme américain est cousin du volontarisme allemand.
R.M. Rilke dit à ce propos : "Tous les garçons de café sont devenus nietzschéens".
L'amour, comme la foi, est nié lorsqu'on décide de le dessiner en plan de coupe, afin de mieux le nier ou le justifier. Philosophes, théologiens, logiciens ont leurs raisons mondaines de s'y employer.
Comme nous y exhorte le Christ, amour et foi doivent être hors du monde.
L'amour du Christ ne rend pas aveugle, c'est en quoi il n'est pas désiré par les personnes faibles.
J'avais lu, un jour, un blogueur expliquer que la vision des Saintes Ecritures par Kierkegaard lui semblait être la plus fidèle aux paroles du Christ mais d'une telle exigence et d'un tel degré de refus du monde, qu'elle en était presque inaccessible.
L'instinct social guidant l'homme et la mondanité affirmant, un peu plus, chaque jour, sa finalité quotidienne, celui qui avait, notamment, dépouillé le monachisme médiéval de ses habits vertueux, n'était pas homme à se contenter de l'alibi du contentement spirituel par l'art, l'exaltation hystérique, la politique.
Cioran, moine athée et grand "poseur", avait dit que Dieu doit beaucoup à Bach. Du point de vue du catholicisme, c'est une évidence, et il suffit de voir à quel point les objets liturgiques et l'art gothique ont les faveurs des "branchés" ; du point de vue chrétien, cela est, par contre, faux et blasphématoire.
On discerne chez les puritains (tempéraments féminins) dont Kierkegaard fait partie, un détachement du monde artificiel, comparable à celui du misanthrope selon Molière (type Cioran). L'adulation de la foule est susceptible de faire virer au misanthrope sa cuti d'un seul coup (Hitler fut ainsi un misanthrope ravi par le suffrage universel), de même que la découverte du plaisir charnel peut avoir l'effet d'une révélation divine pour le puritain. Le sculpteur Bernin peint ainsi la nonne Thérèse d'Avila dans un état d'extase dont la nature reste mystérieuse seulement pour les nonnes (mais pas pour Bernin).
- Voyez aussi comme la doctrine fornicatrice de Jean-Paul II, qui prétend élucider le mystère du mariage du Christ avec son Eglise, a le don de séduire les puritains, plus encore que les personnes mieux au fait de la banalité des plaisirs de la chair.
- A mes yeux, le propos de Kierkegaard n'arme pas contre le monde comme Paul de Tarse ou Shakespeare ; la seule solution contre le monde et les doctrines sociales (chrétiennes en tout premier lieu), Shakespeare/Hamlet nous montre que c'est de les affronter à l'aide de la vérité chrétienne, qui tôt ou tard résoudra le monde au néant. La dernière chose à faire face au monde est, comme en face des bêtes sauvages, de fuir.