L'idée que la critique et l'histoire marxistes puissent être dites "chrétiennes" dérangent le plus souvent, bien au-delà des autorités ecclésiastiques romaines.
Les évangiles et la critique marxiste ont en commun d'être actuellement censurés ; les évangiles par l'Eglise romaine, qui leur prête une signification anthropologique qu'ils n'ont pas (le théâtre de Shakespeare illustre le mécanisme de substitution de l'anthropologie catholique à l'eschatologie chrétienne) ; la critique marxiste a été occultée quant à elle par la doctrine politique stalinienne ou marxiste-léniniste ; celle-ci a rétabli le culte de l'Etat, que Marx et Engels avaient ébranlé au nom de la science et de l'histoire.
Lénine fit lui-même le rapprochement entre le communisme, religion d'Etat, et le catholicisme romain du temps de Louis XIV, largement vidé de son sens eschatologique pour servir les intérêts d'une élite politique. Lénine constate cette évolution pour la déplorer, sachant à quel point le marxisme authentique est peu enclin au culte moderne de l'Etat bourgeois. De fait la France de Louis XIV connût avant la Russie soviétique un essor technique et administratif, promptement baptisé "progrès" par la propagande.
On peut parler de censure dans la mesure où la critique marxiste comme le christianisme sont plus connus du grand public dans leurs versions "officielles" qu'ils ne sont dans leurs versions scripturaires authentiques.
Si l'adjectif "libéral" voulait dire quelque chose, il devrait s'appliquer à Marx dans la mesure où celui-ci définit le respect de l'Etat comme un sentiment de dévotion religieuse dérivé du catholicisme romain.
Le culte de l'Etat ou de ses représentants les plus éminents n'est pas une chose tout à fait nouvelle, mais il a pris sous l'impulsion du clergé catholique romain une dimension plus mystique que jamais - disons plus "abstraite", pour employer une expression moderne qui indique de quoi le mysticisme et la foi dans l'Etat moderne totalitaire sont faits - c'est-à-dire de l'abolition (théorique) des limites de l'Etat.
L'idée d'un Etat et d'un gouvernement mondiaux est ainsi une idée religieuse mystique, qui découle indirectement de l'interprétation anthropologique des évangiles. En effet l'Etat moderne est "absolu" au sens où il n'a pas de limite physique ; sa limite est l'avenir de l'humanité, horizon le plus indéfini. La philosophie antique recherchait à la fois des limites et des justifications au pouvoir politique dans la nature ou le cosmos ; la pensée moderne s'affranchit de ces limites en faisant reposer la légitimité du pouvoir sur l'homme ou l'humanité. C'est sur ce dernier point que se situe l'influence de l'anthropologie catholique romaine, qu'elle porte un masque athée (Feuerbach, Sartre) ou non (Hegel).
Selon Marx l'Etat moderne, non seulement incarne l'iniquité, mais il est le nouveau nom donné à dieu suivant une ruse républicaine et une adaptation à la nouvelle donne économique industrielle.
La meilleure façon de prouver que Marx n'est pas chrétien serait de démontrer que sa doctrine est une doctrine socialiste ; en effet, le christianisme authentique est radicalement anarchiste et antisocial. Ainsi, l'incitation évangélique à la pauvreté est entièrement dépourvue de fonction sociale. La pauvreté, dans le christianisme, a une vocation spirituelle, non pas éthique ou politique.
Un lecteur des évangiles, simplement de bonne foi, pourra constater deux choses : - Jésus-Christ ne cède à aucune revendication temporelle ou sociale de son entourage ; - l'accomplissement social de la loi de Moïse par le clergé juif est à quoi le Messie s'oppose le plus et la cause du complot des pharisiens contre lui, car l'ordre ecclésiastique est lié à l'ordre social.
De façon lapidaire on peut dire que toute la difficulté du message chrétien est qu'il n'est pas un message social - sa difficulté de compréhension, aussi bien que d'accomplissement, et cela d'autant plus que l'on occupe sur l'échelle sociale une position élevée. Shakespeare, d'où Marx découle largement, a montré que l'absurdité moderne, politique et sociale, consiste dans le mariage incohérent et impossible de l'élitisme moral et politique (morale et politique sont nécessairement élitistes) et du message chrétien (nécessairement antiprovidentiel et antiélitiste).
La mythologie de Shakespeare ne permet de fonder aucun socialisme - ni un socialisme antichrétien, tel qu'en rêvèrent Nietzsche ou Hitler, ni encore moins un socialisme chrétien, le tragédien illustrant dans la plupart de ses pièces sur quelle fausse spiritualité médiévale cet amalgame repose.
Marx est-il beaucoup plus socialiste ? La preuve qu'il ne l'est guère fut la nécessité pour Lénine d'inventer le "marxisme-léninisme", c'est-à-dire d'ajouter un volet révolutionnaire et politique à une critique marxiste bien plus orientée vers l'histoire et la science qu'elle n'est vers la recherche d'une solution politique.
Un régime politique qui ne fait pas place à l'ignorance, y compris sous la forme contemporaine de la "culture de masse", s'expose à l'instabilité. La science n'est en effet d'aucun secours ni usage sur le plan politique. Le savoir ne contribue en rien à la soumission à l'Etat que la citoyenneté implique. La science ne fait pas partie de ce que l'on qualifie parfois de "libertés politiques", et qui sont restreintes à la liberté de jouir plus ou moins suivant des circonstances qui échappent à la volonté et au contrôle du citoyen lambda. La limite de la "science universitaire" est une limite d'ordre politique.
C'est enfin la déconstruction de l'édifice du droit moderne, sans chercher à remplacer cette casemate par une autre, qui fait de Marx un penseur bien peu "socialiste". En cela Marx prolonge encore Shakespeare, qui fait apparaître le droit comme une vérité relative, et non absolue ainsi que le citoyen moderne incline à penser le plus souvent, suivant une culture totalitaire empreinte de mysticisme.