"Aucun serviteur ne peut servir deux maîtres. Ou bien il haïra l'un et aimera l'autre, ou bien il s'attachera à l'un et méprisera l'autre (...)" (Luc : 16,13).
La portée de Shakespeare reste grande car l'idéologie démocratie-chrétienne est fille (plus ou moins cachée) de l'ancienne "monarchie de droit divin", en théorie comme en pratique.
Sans doute le passage de témoin entre l'ancien machiavélisme politique et le nouveau est-il plus facile à observer dans le Royaume-Uni, où la mue s'est opérée de façon moins brutale et sanglante. Le récit légendaire de la Révolution française, tel qu'il est enseigné en France, souligne l'opposition entre l'ancien et le nouveau régime, opposition beaucoup plus superficielle en fait qu'elle n'est en droit (à bien des égards, Napoléon ne fait que répéter Louis XIV).
Les Etats-Unis, nation qui représente mieux qu'une autre la formule démocratique, reposent plus encore sur la fiction que la France et son récit légendaire de la Révolution française. Les Etats-Unis contribuent ainsi à faire passer la démocratie-chrétienne pour une idée neuve, ce qui n'est pas le cas.
La bêtise des élites politiques soi-disant chrétiennes est le personnage principal des tragédies de Shakespeare, ce qui a pu faire dire à certains exégètes superficiels que Shakespeare est un auteur "athée".
Cette bêtise, tantôt innocente, tantôt méchante, est jouée par le conseiller ecclésiastique du prince, qui occupe une position (intellectuelle) supérieure à celle du prince (Th. Wolsey, Th. More, Polonius...). Shakespeare prédit ici une réalité dont nous sommes les contemporains, à savoir l'enlisement de la politique et des politiciens dans la rhétorique politique, la "science politique" osent dire certains pour parler de cet art qui consiste essentiellement à "faire miroiter".
Or, à l'origine de cette démagogie se trouve l'effort pour légitimer l'action des pouvoirs publics à l'aide des Evangiles. C'est en cela que la démocratie contemporaine hérite de la monarchie de droit divin, et c'est encore en cela que Shakespeare conserve toute son actualité -car le mensonge sur lequel repose l'Occident demeure essentiellement le même à travers les siècles.
Lorsqu'un mensonge est éventé, il est nécessaire de lui donner une nouvelle forme. La démocratie-chrétienne remplace pour cette raison la monarchie de droit divin. La thèse politico-religieuse de Dante Alighieri, sous-jacente à la "Divine comédie", ne pouvait résister longtemps à la confrontation à la lettre et l'esprit évangéliques.
Shakespeare envisage même les différents mobiles de la trahison des évangiles et leur défense expresse de fonder sur la terre (et donc la chair) le Royaume de Dieu.
De tous ces conseillers du prince sataniques, réels ou fictifs, mis en scène par Shakespeare, le cardinal Th. Wolsey, éminence grise d'Henri VIII, est le plus machiavélique et le plus conscient qu'il trahit la foi chrétienne en l'assujettissant au plan monarchique : c'est aussi le seul qui, en définitive, est capable de s'amender et de reconnaître son erreur. Shakespeare est plus sévère avec Thomas More, persévérant jusqu'à la mort dans sa thèse, dont le tragédien montre qu'elle conduit à un dilemme sans issue (suivant l'avertissement de Luc : 16,13).
La fable ou le mythe d'Hamlet confère aux péripéties politiques du règne d'Henri VIII une portée générale et apocalyptique.
Dans la logique des Evangiles, la vision prophétique de l'apôtre Jean nous montre l'affrontement entre le camp des serviteurs de Dieu et celui des serviteurs du Monde, en apparence débarrassé de Satan (la rhétorique démocrate-chrétienne est un christianisme qui élude le satanisme).
La constance de Shakespeare (on pourrait citer une bonne dizaine de pièces) à dénoncer le mensonge sur lequel repose la culture occidentale (sans jamais condamner personne) est telle qu'il n'est pas difficile, en plus de certains éléments objectifs, de reconnaître Dante Alighieri dans le poète visé par les Sonnets de Shakespeare. Comment pourrait-il en être autrement ? Comment un auteur qui s'est employé à dénigrer la culture médiévale avec la force que même ses détracteurs reconnaissent à Shakespeare... comment un tel auteur aurait-il pu épargner Dante, l'auteur du plus beau des mensonges ?
Sonnet 21
Il n'en va pas de moi comme de tel poète
Dont une beauté peinte a stimulé la Muse,
Qui prend pour ornement le ciel même et compare
Son bel objet d'amour à toutes choses belles,
L'unissant fièrement au soleil, à la lune,
Aux joyaux de la terre et de la mer, aux fleurs
Premières-nées d'avril, à toutes les merveilles
Qu'en cette vaste sphère enclôt tout l'air du ciel.
Ah ! de mon amour vrai laissez-moi parler vrai (...)
Il est reproché à Dante dans ce sonnet de transformer la prophétie évangélique en objet d'art à caractère érotique, alors même que le Messie dissuade de bâtir sur le sable. Du "grand mystère" chrétien évoqué par Paul de Tarse, Dante se contente de tirer un beau poème apparemment chrétien (mais en réalité teinté d'animisme, voire de pédérastie platonicienne) ; Shakespeare se propose au contraire "de parler vrai d'amour vrai", déboutant par avance tous les exégètes plus ou moins freudiens acharnés à voir dans les sonnets force connotations érotiques.
Commentaires
Morale partout, amour nulle part, oui... La première chose qui me vient est "disque rayé", mais je ferais peut être moins le mariole au jour du Jugement.
"L'enfer est vide et tous les démons sont ici." Shakespeare contre Dante.
Ce que l'on peut observer avec la révolution anglaise et la révolution française est aussi que l'idéologie prend de plus en plus de place et, il en est de même entre la révolution française et la révolution russe. C'est pour cela que je pense que la démocratie-chrétienne a aussi un fils caché : le communisme qui au delà de ses apparats idéologiques va jusqu'au bout du bout de la logique démocrate-chrétienne.
Encore faut-il dire que Marx est l'un des premiers à avoir dénoncé l'hypocrisie des "Droits de l'Homme", qui constituent aujourd'hui la clef de voûte de la stratégie politique démocrate-chrétienne.
Ma foi, Marx à été aussi mal interprété que le Christ et je me demande pour lequel on à tué le plus à tort...
Pour aller au bout de ma pensée, je crois que un nouveau communisme est en train d’apparaître et son leitmotiv pourrait se résumer ainsi : l'idéologie (sous de multiples facettes) aura complètement remplacé le réel et l'individu ainsi complètement idéologisé (donc dépourvu de toute réelle substance) pourrait être parfaitement contrôlé, maîtrisé à l'aide d'algorithmes puisqu'il aura perdu toute réelle identité.
Lénine a reconnu que le communisme en Russie a abouti au renforcement de l'appareil d'Etat ; il compare même cette avancée technocratique à celle de la France sous Louis XIV et Colbert (période très meurtrière également).
Or, selon Marx, l'Etat est la preuve qu'il n'y a pas de liberté.
Dans la démocratie-chrétienne, la démocratie existe à l'état d'illusion, afin de méduser le peuple ; dans la doctrine de Marx, elle existe à l'état d'utopie, ce qui n'est pas la même chose.
De même il est évident que Staline a mobilisé ses troupes contre l'Allemagne à l'aide du nationalisme, c'est-à-dire de l'idéologie la plus éloignée de la critique marxiste.
L'idéologie, ce sont les élites politiques et morales qui la fabriquent : "dieu" est la formule de base, à la condition expresse que sa définition préserve les droits de ces élites. L'Etat, divinisé, placé au-dessus de tout comme en France (l'admiration de l'intelligentsia française pour Staline vient sans doute de là) est un substitut qui marche assez bien. Mais l'argent est plus moderne que l'Etat. C'est l"idéologie la plus puissante au monde actuellement, qui pourrait anéantir certains Etats.