Quelques observateurs de la vie politique soupçonnent le chef de l'Etat d'avoir tendu un piège à Jordan Bardella et son parti, en lui permettant de gouverner grâce à des législatives anticipées dont le résultat était prévisible. Les fantasmes sécuritaires des électeurs de J. Bardella risquent en effet de se heurter à un certain nombre de réalités économiques, dont celle de la dette-covid, contractée à la suite du confinement sanitaire.
La crise économique depuis 2008 a sérieusement entamé le crédit dans les milieux les plus modestes, en particulier les milieux qui n'appartiennent pas à la fonction publique ; d'où la promesse démagogique de J.-L. Mélenchon "d'effacer la dette" - démagogique car on ne peut mettre fin au capitalisme par décret ; la gauche populiste élue en Grèce il y a quelques années sur un programme similaire a été éjectée en quelques semaines du pouvoir par les technocrates bruxellois ; à la faveur de la crise sanitaire, la Commission a mis en place un court-circuit politique qu'aucun des partis politiques d'opposition n'a sérieusement songé à contester.
Y a-t-il quelque chose dans la politique menée par E. Macron au cours des cinq dernières années qui ne soit pas l'application de directives de la Commission, à laquelle le parlement européen donne une coloration démocratique ? Y a-t-il une volonté de la gauche populiste ou de la droite populiste d'émancipation de la tutelle européenne ? Il n'y a même pas une velléité. Le niveau de l'opposition française est inférieur à celui du Brexit anglais.
Le chef de l'Etat sait que la seule opposition véritable en France est celle des Gilets jaunes. Sa tactique consiste à gagner du temps, pour lui et les intérêts qu'il représente, que la mondialisation a rendus confus. Il n'est en effet pas si évident pour la caste des alphas qui dirigent la France de savoir pour qui et pourquoi ils travaillent. Après tout, ce ne sont pas entièrement des robots et ils peuvent avoir des éclairs de conscience.
Si la tactique d'E. Macron est de dégonfler la baudruche Bardella en lui plaçant la barre du paquebot France à la dérive entre les mains, on peut dire que son plan se déroule bien jusqu'ici. Le chef de l'Etat a en outre mobilisé 65% du corps électoral, ce qui est un record et une aubaine dans une période où la légitimité du régime oligarchique est de plus en plus contestée.
On ne peut réduire le machiavélisme à "la ruse ou la tactique politicienne" : cette définition péjorative reflète le point de vue démocrate-chrétien. Il est intéressant de le relever, car contrairement à la propagande laïque et républicaine, le modèle idéologique dominant est théocratique. Ainsi, l'égalitarisme n'a jamais été un principe laïc et républicain : il est en revanche typique de la démocratie-chrétienne américaine.
Dans un ouvrage récent, l'actuel ministre de l'Economie Bruno Le Maire se positionne idéologiquement "du côté de l'utopie, contre le machiavélisme" : indirectement, il confirme le diagnostic totalitaire de "1984" ; on peut en effet résumer la dystopie d'Orwell à un plaidoyer pour le machiavélisme ; ce qui perd les deux dissidents Winston Smith et Julia, c'est leur confiance dans l'Utopie, représentée symboliquement par la Fraternité. Orwell montre dans "1984" comment l'utopie opère à la manière d'une religion d'Etat.
On peut reconnaître à E. Macron le talent d'un tacticien hors-pair, qui a su tenir en haleine par plusieurs ruses successives la classe moyenne depuis 2018, et continuera peut-être de le faire à travers l'homme-lige Bardella. Mais ce n'est pas un homme politique machiavélique pour autant, car un endettement périlleux soutient cette ruse.
Le machiavélisme authentique se définit par un pragmatisme au service du bien commun. Le bilan des partisans de l'Union européenne comme un progrès politique paraît aujourd'hui maigre, pour ne pas dire négatif, puisque la paix en était le principal argument. Que font les dirigeants européens pendant que Macron fait diversion avec les législatives et les Jeux olympiques ? Ils attendent l'issue de l'affrontement entre la Russie et l'OTAN - autant dire qu'ils attendent Godot.
Emmanuel Macron a été élu en partie en 2017 sur le dépassement du clivage gauche-droite, qui a séduit tous ceux qui y ont vu une tentative de rénovation d'une institution politique vétuste. C'était une illusion, car l'économie capitaliste, désormais mondialisée, impose une formule oligarchique déguisée en démocratie. E. Macron a subi un échec similaire à celui de F. Mitterrand il y a un peu plus de quarante ans, qui fut contraint d'endosser l'habit de souverain bonapartiste, plus ou moins auréolé du suffrage universel, après avoir promis à ses électeurs de restaurer la République.
Ce n'est qu'une simple étape vers la prise de conscience, une étape déjà en partie franchie par les Gilets jaunes, mais la classe moyenne active devrait considérer le suffrage universel, non pas comme un outil démocratique ou républicain, mais comme le renoncement de la classe moyenne à exercer des responsabilités politiques.