Convoqué avant le Père Fessard dans l'article de Milosz (in : 'Simone Weil, etc.', Bayard 2009) le prof. Leszek Kolakowski fut viré de l'université communiste de Varsovie en 1968 : 'L. Kolakowski (...) déclare carrément que toutes les structures de la pensée moderne, y compris celles de la philosophie marxiste, ont été élaborées au Moyen âge par des théologiens et qu'un observateur attentif peut retrouver sous leur nouvelle vêture sémantique, la trace de ces anciennes querelles ; et ainsi, par exemple, il montre que les marxistes discutent de l'histoire en termes de théodicée - la justification de Dieu.'
Le médiéviste Etienne Gilson note de son côté l'emprunt de Hegel à Bernard de Clairvaux.
Ce qui est remarquable et complète le tableau, c'est la dérive du régime communiste, comme le renvoi de Kolakowski l'atteste, vers un dogmatisme et une sclérose qui furent ceux de l'Eglise catholique elle-même auparavant. Extra-lucide contrairement à Trotski, Lénine a même comparé son successeur Staline à Louis XIV, despote 'janséniste' (la doctrine libérale jaillit de l'ignorance janséniste au XVIIe sicècle).
Marx savait certainement, au contraire d'un helléniste inepte tel qu'Heidegger, que sa critique radicale de la philosophie de Hegel n'était pas sans rappeler la critique de Platon par Aristote. Mais la critique de Hegel par Marx renvoit aussi à la critique de saint Augustin et de la philosophie de Plotin par la scolastique médiévale et l'humanisme de la Renaissance.
Il convient d'ailleurs de rectifier Kolakowski ou de le préciser sur un point qui n'est pas négligeable. C'est Hegel et non Marx qui discute l'histoire en termes de théodicée. C'est même un trait typique de l'idéologie allemande, qui fascine Voltaire en même temps qu'il s'en moque. Marx comme la Renaissance occitane voit l'histoire en termes d''Iliade' et d''Odyssée' : tout au contraire un combat à mort contre le Léviathan et un Voyage au bout du royaume de Neptune.
C'est ce qui rend Marx et Engels 'apocalyptiques' comme Paul et Jean, tandis qu'Hegel est encerclé derrière les murs de Troie. On peut prendre les démons acharnés à la perte d'Ulysse dans l''Odyssée' pour des préfigurations de Satan et ses ruses, des sirènes à Polyphème, Charybde et Sylla... Les mille ruses d'Ulysse lui servent à déjouer les mille pièges de la Bête. Mais ces démons et leurs suppôts préfigurent également, ce n'est pas un hasard, la caractérisation du mensonge et de la bourgeoisie par Karl Marx. Saint Paul a rendu hommage aux Grecs pour avoir bâti un Temple 'au Dieu inconnu'. On constate qu'ils possédaient aussi une démonologie élaborée.
On est très loin de la docte ignorance de rhéteurs laïcs comme Nitche et Freud, femelles impuissantes qui ramènent la tragédie grecque à la dimension étriquée d'un drame bourgeois ou d'un opéra italo-boche.