Un esthète moderne entiché d'art, comme tous les esthètes, pose cette question : "Peut-on vivre sans art ?"
La bonne question est : "La société s'accommode-t-elle de l'art ?" Et la réponse est : non. La société contraint l'artiste à occuper une fonction, qui est grosso modo celle de la religion ou de la musique, c'est-à-dire du pire divertissement possible, car il se donne une apparence mystique qui le fait prendre au sérieux. Dès lors qu'un artiste a un minimum de forces, il résistera aux vêtements sacerdotaux que la société veut lui faire enfiler.
Nitche qui exprime sa haine des anarchistes, des juifs et des chrétiens, pourrait aussi bien ajouter les artistes à sa liste. De façon caractéristique, le moraliste tente de réduire la tragédie grecque à un art allemand ou oriental dionysiaque, alors que l'art d'Eschyle ou de Sophocle est, de tous les arts, parmi les moins musicaux ou fonctionnels. Tout ce que touche Nitche et qui n'en est pas, à la manière de Proust, il le transforme en religion. Nitche ne comprend pas où Shakespeare veut en venir. C'est pourtant simple : l'anarchiste, le chrétien, tout ce que Nitche déteste, Hamlet l'incarne, dans Elseneur, métaphore de la civilisation moderne dont toutes les forces sont liguées pour l'éliminer. Nitche ne sait pas lire.
Sur un point Nitche n'est pas parfaitement adapté au totalitarisme moderne, que la religion empêche de discerner, c'est lorsqu'il exprime franchement son mépris du peuple. C'est en cela que Nitche est comparable à Hitler, qui vaut pour la même raison, parce qu'il affiche la supériorité du peuple aryen sur les autres. Le peuple doit absolument se garder de se laisser conduire par des musiciens ; ceux-là n'ont jamais fait que le maintenir dans l'enfer. Le musicien le plus franc, c'est celui qui casse sa guitare, et n'y retouche plus jamais ; c'est le même geste que pour un soldat de briser son arme. Et c'est bien dans le rock'n roll que plan satanique est le plus clairement affiché, comme chez Nitche ou Hitler.
En vérité dit le Christ, la vie d'un seul homme vaut mieux que l'existence de toutes les nations, et c'est cette vérité-là que la musique s'efforce d'étouffer. L'importation de musique depuis le XIXe siècle par la bourgeoisie républicaine, dans un des pays les moins prédisposés à ce culte, a essentiellement une fonction militaire. L'entraînement du soldat est un entraînement musical. Tous les instruments de musique ont leur pendant dans les arsenaux. L'harmonie du monde du connard allemand, c'est le "big-bang".
L'historien honnête qui voudrait écrire l'histoire du christianisme occidental, arriverait à la conclusion que la vérité chrétienne a persisté en vertu de ses meilleurs artistes, contre le clergé officiellement chrétien. Pour une raison simple : ces artistes ont offert une meilleure résistance au monde, quand le clergé s'est efforcé de réduire chacun à personne. Il y a plus de résistance à l'esprit du monde dans Molière que dans les cinquante derniers conciliabules d'hypocrites démocrates-chrétiens !
L'abnégation du Christ n'est pas le sacrifice au profit de la société, mais au contraire l'abnégation de ce qui fait de nous des personnes sociales, à commencer par la peur. Le Christ n'a pas peur de la mort, il redoute la douleur, qui est la condition sociale même, l'iniquité plus terrible que la mort, le carcan qu'il est venu abolir. Pas plus qu'il ne la craint, le Christ ne désire la mort, qui n'est douce qu'aux yeux des mourants et de ceux qui souffrent ; la mort que la condition humaine, seule, ennoblit, et tous ces pseudo-artistes ou pseudo-curés qui n'ont de cesse d'embrasser la mort sur la bouche, croyant l'amadouer ainsi, et justifiant ainsi la douleur.
Mes frères, n'ayez pas peur. Comprenez que toutes vos peurs sont génétiques ou héréditaires. Elles vous sont inculquées comme un poison pour vous faire entrer dans la danse macabre, aussi vifs puissiez-vous être, et plus vous le serez, plus les vieillards s'efforceront de vous coincer dans l'étau social. C'est pourquoi le Christ est venu apporter le glaive entre le père et le fils, afin de vous dégager de toutes les obligations de votre race, espèce, famille, qui mettent un contrat sur votre tête à la naissance. Afin de vous soumettre à son père, qui lui seul vous veut libre, et qui est le seul père digne de porter ce nom.
Commentaires
Tout l'arsenal de produits du monde, de la musique, au voyage en passant par le pot de nutella empêche de réaliser que l'on a vraiment peur. Faut déjà une certaine dose de conscience en valeur absolue pour s'y confronter. Si l'on ajoute à cela l'espoir et la morale tirée de l'instinct, de la continuité de l'être à travers le fait de faire des ptits... Difficile de s'y retrouver, la mort devient qu'un point zero qui vient donner de la valeur aux choses, pas de mort, pas de contrastes, moins de saveur sentimental donc moins envie d'en manger (des sentiments). Satané besoin de la mort pour avoir l'impression de vivre !
- Oui, c'est ça. Si tu piges que la mort joue un rôle essentiel dans l'organisation sociale et non dans le christianisme, tu piges mieux le christianisme que des dizaines de faux saints catholiques romains avant toi. Jésus-Christ doit insister auprès de Marthe, qui croit seulement dans la promesse de la résurrection après la mort : "Quiconque vit et croit en moi ne mourra jamais." (Jean, XI, 26), insiste le Christ.
- Tandis que dans les religions païennes animistes, la mort est un passage obligatoire, donnant lieu à une métamorphose ; l'au-delà a une forme biologique, "utérine" pourrait-on dire. Parce que ce type de religion païenne le plus horizontal (Homère a plus d'esprit), pythagoricienne ou égyptienne, soutient en réalité l'ordre social. Tandis que le Christ ne donne jamais aucun gage à l'ordre social. S'il n'y a pas de purgatoire ni d'au-delà dans le christianisme, c'est parce qu'il n'y a de séjour possible dans un tel "espace-temps" que sous la forme abstraite de l'âme.
- Beaucoup d'artistes modernes, bien qu'ils n'en sont pas conscients, ont pour fonction sociale antichrétienne d'honorer la mort. Ils prolongent ainsi un mouvement déjà amorcé à l'intérieur de l'Eglise romaine, en croyant bêtement innover ou être dépouillés de préjugés. La mort est en effet le principal motif de l'art abstrait ; il est religieux et on le sait depuis l'antiquité. Le culte positif de tous les biens de consommation que tu décris, requiert d'être équilibré en quelque sorte par les fétiches macabres de l'art moderne. La science technocratique joue le même rôle.
- Chez Nitche ce n'est pas directement le culte antichrétien de la mort qui est prôné, il est vrai, mais celui de la folie (incarnée par Dionysos) ; mais du point de vue chrétien, la folie est civique et un état, proche de la mort (la folie comme la mort a des signes juridiques) ; la mort, qui est l'effet d'une volonté collective puissante, se traduit sur le plan personnel par le consentement à mourir : c'est la folie.