...est le titre de la petite thèse humoristique baconienne de Mark Twain.
L'hostilité des Anglais à la remise en cause de la biographie officielle de Shakespeare, aussi creuse soit-elle, ainsi que l'Américain Twain s'amuse à le souligner, s'explique aisément. Les Britanniques ont intégré au folklore national le moins patriotique et le moins nationaliste de tous leurs littérateurs.
Qui plus est, le choc entre Shakespeare et la culture anglaise est frontal, quasiment aussi violent que le choc entre le Christ et la culture juive. Par conséquent, l'obscurité et l'énigme dans laquelle est largement plongée l'oeuvre de Shakespeare sert probablement la légende nationale anglaise.
L'hostilité de l'université française à cette remise en cause est plus surprenante. On peut penser que la rivalité de la France et de l'Angleterre aurait pu inciter les Français à piétiner la légende dorée anglaise. Il n'en a rien été. Il faut dire que les élites intellectuelles françaises ont longtemps été fascinées par l'Angleterre, reconnaissant dans ses institutions politiques un modèle, précisément là où Shakespeare dénonce un vice, mettant un terme définitif à l'illusion du progrès social véhiculée par le clergé chrétien. Autrement dit, les universités occidentales sont largement occupées depuis le moyen âge à faire la démonstration de la supériorité de la civilisation occidentale (c'est là leur véritable but, non pas la science), tandis que Shakespeare illustre au contraire la nature particulière de la barbarie occidentale, qui tient à la conjonction de deux élans radicalement opposés - d'une part le "droit naturel" païen, d'autre part l'amour chrétien, parfaitement incompatible avec le premier. Pour le dire de façon plus imagée, le Christ fait le chemin inverse du chemin parcouru par Adam, et de même la voie du salut choisie par les fidèles qui composent l'Eglise est à l'opposé du pacte passé par Eve avec Satan. Ce que les élites intellectuelles occidentales s'efforcent de dissimuler, à savoir la nullité de la civilisation occidentale, Shakespeare ne le dérobe pas à la vue de ses lecteurs ; c'est le sens symbolique de la tenture derrière laquelle Polonius est dissimulé, et que Hamlet transperce d'un coup d'épée. La pointe de la science contre le filet de la rhétorique.
Petite parenthèse pour expliquer pourquoi certains satanistes, à commencer par F. Nietzsche, mais aussi S. Freud, ont pu être fascinés par Shakespeare. Ce dernier met à mal la figure du diable, telle qu'elle fut peinte par la théologie catholique au moyen âge, et qui en réalité n'est pas chrétienne mais platonicienne, et il restaure l'authentique conception juive et chrétienne de Satan, comme le dieu de la vertu, c'est-à-dire à la fois le plus intransigeant et le plus prodigue des dieux. D'une certaine manière, on entend beaucoup moins parler du diable dans les pièces de Shakespeare que dans les fables du moyen âge. Horatio ne veut pas suivre son ami Hamlet qui va à la rencontre du spectre, craignant le diable. Naïf Horatio, qui ignore que le diable demeure en chacun de nous. Cependant il n'y a aucune pièce de Shakespeare qui ne nous montre l'action de l'antéchrist dans l'histoire, en cela beaucoup plus proche des explications de l'apôtre Paul que des sommes théologiques médiévales.
Autrement dit Shakespeare ne donne pas une explication psychologique du diable, puisqu'il montre que c'est au contraire Satan qui gouverne la psyché, la volonté inflexible du tyran comme le petit miroir fragile d'Ophélie. En cela Shakespeare est beaucoup plus proche des explications fournies sur Satan par son porte-parole Nietzsche, concevant à juste titre et suivant une formule qu'aucun juif ou chrétien ne peut sérieusement lui contester, l'art comme un mode d'expression satanique. Mais Shakespeare est très loin d'exalter ainsi que Nietzsche la vertu comme la seule et unique force ayant un ascendant sur l'homme. Shakespeare brosse le portrait d'un homme traversé en même temps par le besoin impérieux du bonheur et par la capacité contradictoire de sacrifier cet état de satisfaction médiocre à quelque chose de plus grand, et non seulement une illusion comme le pense Nietzsche, peignant un tableau de l'antiquité destiné à conforter sa démonstration d'un âge d'or antique, prométhéen, relevant exclusivement du droit naturel et du nombre d'or 666.
L'anthropologie de Nietzsche ne l'accule pas à une philosophie naturelle aussi bancale que le darwinisme, qui a la particularité d'être la "science humaine" la moins apte à rendre compte rationnellement de la condition humaine. Contrairement à la doctrine de Nietzsche, le darwinisme contribue à la justification de l'esclavagisme moderne, en particulier à l'idée que "le travail rend libre". Mais l'anthropologie de Nietzsche accule son auteur à une thèse historique on ne peut plus fragile, consistant à décrire les deux millénaires (de décadence) écoulés comme la conséquence des fantasmes répandus par les prophètes juifs et chrétiens parmi les peuples.
Quant à Bacon, il formule, lui, une version plus laïque de l'influence de Satan sur le monde et de l'activité de l'antéchrist, celle de l'ignorance apparemment invincible de l'homme, son emprisonnement dans les limites de l'art, et l'impossibilité de sortir du labyrinthe des déterminations complexes où il se trouve perdu à la naissance. Plus les siècles passent, plus la possibilité d'une vérité semble s'éloigner. Plus l'homme feint de s'agiter au service de la science, comédie jouée en permanence par ce grand cocu qu'est l'homme moderne, plus l'homme semble s'enliser dans le marécage de l'ignorance.
Cette description est proche de la "bipolarité" de l'homme soulignée par Shakespeare, comme étant soumis à deux forces opposées, et qui explique par exemple comment il peut être à la fois l'animal le plus faible de toute la création, le moins bien naturellement pourvu, tout en étant capable de dominer toutes les espèces concurrentes (parler de l'intelligence de l'homme pour justifier une telle position, c'est renoncer à expliquer cette contradiction). Or cette contradiction essentielle est sans doute la meilleure explication qui soit de l'incapacité des sociétés humaines à effectuer un quelconque progrès scientifique, et même social, puisque la quête du bonheur où se situe environ aujourd'hui l'idéal politique, est la caractéristique des civilisations sous-évoluées, tandis que l'on peut dire au contraire que les plus hautes civilisations, ayant atteint un niveau de bonheur ou d'équilibre suffisant, passent plus de temps à jouir qu'à courir après le bonheur. Le bonheur n'existe dans les temps totalitaires où nous sommes, annoncés par Shakespeare, que comme une vitrine ou une cinématographie, un slogan dont les élites politiques ne peuvent se départir sous peine que leur légitimité à diriger les peuples s'en trouve réduite à peau de chagrin. Que l'on prive les gouvernements occidentaux des paradis artificiels qui permettent de maintenir une bonne partie des peuples dans un état de léthargie, et le risque de révolution s'en trouvera augmenté, c'est-à-dire de dépit d'une politique si orgueilleuse qu'elle ne se connaît pas elle-même.
Néanmoins Shakespeare montre qu'on exercera en vain sa vengeance sur Claudius, Gertrude et leurs serviteurs. C'est bien assez de déjouer leurs ruses ; et c'est perte de temps que de désirer des potentats honnêtes - la vie est trop courte pour poursuivre ce genre d'illusion, au détriment de la vérité et de l'amour. Un peuple sage, plein de sang-froid, mettrait un terme définitif à la nécessité de la politique et de l'ordre social, exactement comme l'égalité entre les hommes et les femmes mettrait un terme à la sexualité, c'est-à-dire que la volonté de démocratie véritable, comme celle d'égalité entre les hommes, ne trouvent pas de consistance en dehors de mensonges religieux.