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Pourquoi le cinéma est fasciste

Le critique artistique Walter Benjamin, réfugié à Paris à la fin des années 1930, avant de devoir fuir en Espagne en raison de la défaite française, a expliqué pourquoi le cinéma est un art fasciste. A l'instar du fascisme, dit-il en substance (dans "L'Oeuvre d'art à l'époque de sa reproductibilité technique"), le cinéma a pour fonction d'empêcher la "conscience de classe" de se répandre dans les classes subalternes. C'est ici le rôle du fascisme en période de crise capitaliste, quand la menace révolutionnaire est accrue - dans ce cas la bourgeoisie sociale-démocrate est contrainte de renoncer aux apparences de la démocratie.

De fait, la mystique totalitaire de "l'unité nationale", qui masque les conflits plus ou moins ouverts entre les différentes classes sociales, qui se tiennent en respect mutuellement, cette mystification est largement cinématographique. Un Français qui lit des bouquins d'Histoire, quelle que soit la classe sociale à laquelle il appartient, sait que "l'unité nationale" relève de la propagande nationaliste, indispensable pour mobiliser des troupes et l'opinion publique en temps de guerre. S'il y a une chose particulièrement abjecte et décadente dans le régime de Vichy, c'est sa propagande, non pas seulement parce qu'elle est antisémite, mais parce qu'elle est conçue pour abuser tous les citoyens systématiquement.

La propagande européiste (1960-2025) s'encombre aussi peu de la réalité des conflits sociaux, cette fois à l'échelle internationale, que les discours nationalistes précédant le conflit mondial.

Hollywood a joué un rôle décisif au XXe siècle afin de constituer une propagande nationaliste-fasciste dans une nation -les Etats-Unis-, culturellement assez hostile à l'idée nationale, et plus soudée autour de l'idéal démocratique, idéal qui ne s'est jamais concrétisé dans toute l'histoire moderne, dans le cadre d'une "nation".

George Orwell n'aurait pas contredit W. Benjamin, d'autant moins que ce dernier pointe particulièrement les "actualités cinématographiques filmées", moyen de sidération particulièrement efficace et qui contribua à diffuser l'antisémitisme en Europe. Les actualité filmées sont, bien plus efficacement que la presse écrite, un moyen de falsifier en temps réel l'actualité politique - à la manière de CNN lors du conflit opposant les Etats-Unis à l'Irak. Avant que le complotisme ne prenne de l'ampleur, Orwell a illustré dans "1984" qu'il constitue une brèche dans le mensonge d'Etat.

Orwell fulminait en outre contre la ligue de football britannique, bien avant que le football ne devienne un genre cinématographique à part entière, à l'échelle mondiale, remplissant parfaitement la fonction fasciste qui consiste à maintenir la plèbe au niveau sentimental. Ici on peut vérifier l'équivalence posée par Orwell entre le fachisme, le communisme et la démocratie-libérale, idéologies très proches en dépit de la haine qui les sépare.

W. Benjamin caractérise le cinéma capitaliste comme un cinéma fasciste, en raison de son mode de production antirépublicain. Il souligne de cette façon que le discours et l'art nationaliste sont liés au capitalisme. La peinture fasciste de Marinetti se distingue par l'effort de cet artiste pour donner l'illusion du mouvement à des totems du capitalisme, tels qu'une locomotive ou une automobile.

On constate que le patriotisme, l'attachement à une région délimitée, qui n'est pas nihiliste, a été éclipsé par le nationalisme au stade du développement industriel capitaliste. Dès le début du XXe siècle, la propagande nationaliste est indissociable de l'économie capitaliste. Certaines oeuvres littéraires patriotiques, souvent taxées de "régionalisme", ont persisté au-delà du fascisme, du nazisme, du stalinisme ou du discours impérialiste américain soutenu par Hollywood. La poésie nationaliste est dépourvue de caractère patriotique, dans la mesure où elle est adaptée aussi bien au Japon qu'à l'Allemagne, la Corée du Nord ou la France.

Il est intéressant de noter que Benjamin fait une exception pour le cinéma de Charlie Chaplin, le cinéma burlesque d'une manière général ; pourquoi ne le qualifie-t-il pas de "fasciste" ? Le cinéma de Chaplin ne contribue pas à créer un sentiment illusoire de communion nationale, il est irréligieux. Quiconque a vu "Les Temps modernes" (1936) comprend aisément pourquoi Chaplin est le moins moderne des cinéastes, loin d'adhérer à la phénoménologie de l'esprit du cinéma fasciste ou fascisant. Chaplin ne dissimule rien du statut de l'ouvrier dans l'économie capitaliste, entériné par l'Etat de droit bourgeois. "Les Temps modernes" illustre le propos de Karl Marx sur la transformation de l'être humain en objet par le travail capitaliste ; la liberté, fruit du travail promis par le nazisme ou le libéralisme, n'est autre que la mort.

Le cas du "Dictateur" (1940) est plus discutable, car Chaplin, volontairement ou non, conforte avec ce film la propagande totalitaire qui fait de la folie criminelle d'A. Hitler une explication du déclenchement et du déroulement de la seconde guerre mondiale, négationnisme sans doute grossier, mais très efficace. Hitler n'était pas plus fou que Napoléon Ier.

Le ridicule, souligné par Chaplin, n'est pas propre à Hitler, et cela bien que le goût pour les parades de toute sorte soit très développé en Allemagne, il est inhérent à la démagogie, ce qui explique qu'une bonne partie du cinéma fasciste américain semblera à la fois ridicule et mortellement ennuyeux à qui est insensible à son charme ; les films de super-héros ne sont pas moins "kitsch" que les parades nazies ou soviétiques. L'Etat totalitaire est notre père, et il nous oblige à avoir un comportement et des goûts infantiles. Le renoncement à devenir un adulte est caractéristique des régimes totalitaires ; tous ces aspects ont été très bien soulignés par A. Huxley aussi dans sa contre-utopie.

Les exemples sont sans doute assez rares au cinéma de ce que Shakespeare fait avec le théâtre, à savoir le dynamiter de l'intérieur et priver le spectateur de divertissement. Le cinéma macabre d'A. Hitchcock peut dégoûter du cinéma, car la caméra d'Hitchcock est semblable à l'oeil d'un voyeur et donne au spectateur le sentiment qu'il est lui-même une sorte de maniaque. C'est ici encore un lien avec le fascisme, qui repose largement sur la fascination pour la violence de foules apathiques, soudain enflammées par la vitalité émanant de tel ou tel leader charismatique. Le fascisme n'enflamme jamais qu'un terrain préparé par la bourgeoisie sociale-démocrate.

La censure n'est pas si importante au stade totalitaire que le contrôle des moyens de diffusion et de production du cinéma par la bourgeoisie capitaliste. On le voit à l'heure où Youtube et des canaux de diffusion moins contrôlés permettent à des cinéastes amateurs de publier leurs films ; si la plupart imitent servilement le cinéma fasciste-illusionniste, il arrive que certains fassent preuve d'imagination, chose très rare au cinéma, qui est le genre artistique le moins imaginatif (le plus codifié).

Qu'il soit "fasciste", "trotskiste" ou "sioniste" importe peu : un démagogue tel que Donald Trump sait qu'il doit faire main basse sur Hollywood, au même titre qu'il doit mettre au pas la CIA ou le FBI. L'Etat totalitaire n'existe pas sans contrôle du cinéma.

Pour W. Benjamin, un cinéma socialiste antifasciste devrait révéler aux classes subalternes toute l'illusion contenue dans la mécanique et la technologie modernes - l'idée, par exemple, qu'une automobile est AVANT TOUT un cercueil roulant... avant même d'être un moyen de locomotion pratique, ce qu'elle n'est que très secondairement. Comme l'art bourgeois s'opposait à la "culture de vie" des peuples barbares, un art socialiste devrait s'opposer à la "culture de mort" des temps modernes barbares (technocratiques).

Aux arguments de W. Benjamin pour qualifier le cinéma de fasciste, Hannah Arendt en ajouta un, ultérieurement (au début des années 50) : le cinéma édulcore presque systématiquement les oeuvres littéraires dont il tire parti, réduisant et amoindrissant leur portée. Cet argument souligne l'effet de nivellement culturel du gouvernement par la nouvelle aristocratie de l'argent ; celle-ci encourage le philistinisme, qui est le meilleur terreau du fascisme. De fait, les meilleures adaptations cinématographiques du théâtre de Shakespeare, les plus fidèles, ont tendance à occulter sa dimension tragique... sans parler de sa dimension parodique, quasiment omniprésente.

W. Benjamin aurait probablement été consterné par le triomphe du cinéma hollywoodien s'il l'avait connu. Celui-ci semble accomplir la prédiction d'Huxley du bonheur-divertissement, ou du bonheur-stupéfiant, à quoi l'on peut résumer l'Occident au XXe et XXIe siècle, réduit à un songe aussi creux que le fascisme.

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