Je ne me lasse pas de prêcher Marx dans le désert. Bien malin qui peut dire dans quel corps l'esprit anticapitaliste germera...
La réalité prêche mieux que moi le marxisme quand s'affrontent deux tendances du capitalisme, démembré, en la personne de Donald Trump et du parti démocrate rival. Ce démembrement conflictuel du capitalisme illustre en effet la contradiction pointée par Marx au coeur du capitalisme, contradiction qui doit conduire selon lui le capitalisme à l'implosion.
Où les économistes capitalistes croient discerner a posteriori des "cycles" (des menstruations), Karl Marx pointe une évolution paradoxale et violente ; l'économie capitaliste ne rebondit pas plus haut après chaque crise majeure, elle fuit en avant.
Le "bitcoin" est la putain universelle dans son nouvel accoutrement informatique. Les "cryptomonnaies" renouvellent le mystère et le charme de l'or pour la jeune génération d'esclaves en cols blancs.
La théorie marxiste de la "valeur" est mal comprise : valeur de la marchandise, valeur du travail, valeur de l'argent, et l'interpénétration de ces valeurs. Les marxistes ou les marxiens ont fourni des explications qui varient parfois entre elles beaucoup. D'où une certaine confusion. La théorie marxiste n'est pas tant une alternative à la théorie libérale qu'elle ne démystifie celle-ci. Le Capital est Dieu et la théorie libérale est théologique ; le capitalisme est donc avant tout cultuel.
Un point facile à comprendre : la spoliation du travailleur salarié par le patron capitaliste est opérée à travers "la valeur ajoutée" ; derrière cette notion à laquelle la théorie libérale donne l'apparence d'un calcul objectif de la valeur du travail, se cache un pacte léonin. S'il est chrétien, le patron peut dormir sur ses deux oreilles, car la théorie libérale le persuade qu'il a versé à l'ouvrier son dû. Il ne s'agit pas d'un abus de position dominante banal et occasionnel, c'est un abus de position dominante systématique que la théorie libérale avalise ; la valeur ajoutée est aussi objective que deux et deux font quatre.
Ainsi les partisans de la taxation des super-profits du Capital vont-ils voir le lion, et lui disent : - Tu es malade, tu vois bien que tu as trop mangé, rends un peu de tout ce que tu as avalé sur notre dos, tu ne t'en trouveras que mieux. Et le lion capitaliste, pour se donner l'air noble, veut bien dégueuler un peu, lâcher du lest, mais il ne trouve pas ça très économique dans le fond. Et si un autre lion le voyait faire, ne passerait-il pas pour une autruche ?
En cas de difficulté d'interprétation de la critique marxiste, ma méthode est de me référer à Shakespeare. Marx lui a en effet emprunté certaines de ses thèses les plus limpides ; la thèse du pouvoir aliénant de l'argent est entièrement déduite de Shakespeare. H. de Balzac était un jeune romancier ambitieux avide de s'enrichir : cette avidité a sans doute compromis son style, mais s'il s'était effectivement enrichi, au lieu d'être un panier percé, cela aurait probablement annihilé toutes ses facultés d'observation, qui compensent la lourdeur de son style. L'argent entraîne un sentiment de puissance illusoire selon Shakespeare, et le dédoublement de la personnalité.
On voit, par ailleurs, que la contradiction de l'économie capitaliste pointée par K. Marx est illustrée dans "Le Marchand de Venise" par le pacte entre le Juif Shylock et le marchand vénitien Antonio. Pour Shylock l'argent est tout, et cela d'autant plus qu'il est un réprouvé, un apatride ; tandis que pour Antonio, au contraire, il n'est rien en comparaison de l'amitié.
On aurait tort de voir là l'éloge du catholicisme d'Antonio, dont l'éthique est tout aussi répréhensible. Le riche Vénitien méprise l'argent car il n'en manque pas, tandis que l'existence du Juif en dépend. Le capitalisme oscille entre l'avarice extrême et la libéralité extrême - il n'est pas économique.
La valeur de la marchandise et la valeur du travail sont deux notions proches, puisque le capitalisme industriel repose sur la production presque exponentielle de biens manufacturés, transformés par la main de l'homme, à l'aide de machines ; ces marchandises sont plus ou moins utiles. Marx discerne la tendance de l'économie capitaliste à produire de plus en plus de marchandises superflues et l'exigence de susciter de nouveaux besoins, déjà plus qu'apparente au stade de la production d'automobiles en série.
On mesure la difficulté d'une théorie générale de la "valeur travail" au fait qu'un travailleur peut produire une marchandise, qui ne trouvera pas forcément preneur (sans valeur marchande), alors même qu'il s'agissait d'une marchandise utile ; ce travailleur a réellement effectué un travail ; il pourra être payé... ou non si son employeur a fait faillite. La valeur travail reflète la complexité de l'être humain.
Le reproche que Marx fait à la théorie libérale, outre qu'elle permet de fixer le montant des salaires de façon arbitraire, est d'enfermer le comportement humain, par conséquent l'éthique, dans des équations mathématiques, une théorie de la valeur qui n'a que l'apparence de la rationalité. L'éthique du capitaliste, qu'il soit actif-dominant ou passif-dominé, est plus ou moins algébrique.
La théorie économique libérale est, selon Marx, un obstacle au pragmatisme économique. Si Hannah Arendt avait lu Marx plus attentivement, elle saurait d'où vient la disparition de la "praxis" politique au stade totalitaire. La théorie libérale l'a, d'une certaine façon, anéantie.
La théorie capitaliste est l'esprit même de la bourgeoisie moderne, l'équivalent du droit divin dans l'Ancien régime ; la populace ne croit plus au droit divin, mais elle se soumet au providentialisme du Capital, encore plus primitif. On accuse parfois J.-J. Rousseau d'avoir répandu l'égalitarisme totalitaire du crétin anarcho-capitaliste : Rousseau ne pouvait pas prévoir que le Capital allait imposer le relativisme absolu.
L'ennoblissement du Travail n'est que le corollaire de l'ennoblissement de l'Argent ; purifié au travers de la théorie de la valeur capitaliste, l'Argent communique sa pureté au Travail. "Arbeit macht frei" : la devise des camps de travail nazis où furent enfermés les Juifs "pour leur rédemption" est d'une banalité bourgeoise confondante, dissimulée derrière un ésotérisme néo-païen de pacotille.
De manière symétrique, la pauvreté devient une tare et le chômage un péché ; la différence entre le capitalisme soviétique et le capitalisme démocrate-chrétien est une simple nuance ; tandis que le capitalisme soviétique se fixait comme but d'atteindre le paradis sur terre sans délai, le capitalisme démocrate-chrétien a le même but, mais il repousse son avènement à l'infini. Le capitalisme soviétique, largement stimulé par la compétition avec l'Allemagne, était condamné à court terme sous sa forme religieuse soviétique primitive. La Chine contemporaine est plus proche du modèle démocrate-chrétien que du modèle soviétique.