Hannah Arendt a fait, ainsi que Simone Weil, quelques observations judicieuses à propos des causes de l'oppression moderne, désignées comme le "totalitarisme", et dont la culture de masse prouve aux yeux d'Arendt la persistance au-delà du régime nazi ; d'une certaine manière, le point de vue d'Arendt n'est guère éloigné du point de vue fasciste, critique à l'égard de certains aspects de la culture moderne.
Judicieuse en particulier la remarque d'Arendt sur la divinisation de la science, au stade totalitaire. L'eugénisme nazi, celui de la Chine communiste, ou encore des laboratoires qui financent les principaux partis politiques démocratiques, sous couvert de "darwinisme social", illustre l'usage de la science par les régimes totalitaires. L'industrie de l'armement n'a pas seulement un rôle politique : elle est le produit de l'effort de "savants". Les philosophes de l'Antiquité étaient capables de concevoir des armes de longue portée ou de destruction massive, mais aucun n'a tenu qu'il y avait là autre chose que de l'ingéniosité. On pourrait dire que l'invention et le génie sont exclus du champ de la science antique, car l'Antiquité juge ces activités entièrement dépourvues d'imagination.
On a trop souvent en effet affaire aujourd'hui à de faux savants (en général des statisticiens), prônant une "science éthique", or c'est précisément là qu'il y a un phénomène totalitaire nous dit Hannah Arendt. L'histoire de la science, si elle était enseignée avec un peu de sérieux en France, et non par des fonctionnaires partisans, nous renseignerait sur le fait que la "science éthique" est rattachable au principe de la "philosophie naturelle", bien plus religieux que scientifique.
Cela signifie que la science qui est enseignée comme telle par les régimes totalitaires n'est pas une science fondamentale : le rapport qu'elle entretient avec l'objet de la science, c'est-à-dire l'univers au sens le plus large, est un rapport religieux et non scientifique.
Il est très décevant de ne pas lire dans Hannah Arendt cette remarque complémentaire, d'une science moderne abaissée au niveau où l'art doit opérer, et d'un art moderne élevé au rang où la science devrait opérer "en toute indépendance".
Il est trop facile de pointer du doigt en direction de l'Eglise catholique, effectivement impliquée dans cet étrange enlisement de la conscience humaine, tout en s'abstenant d'observer que l'université laïque en activité, perpétue ce mouvement "baroque", pour prendre l'adjectif qui désigne l'insanité catholique romaine à son apogée. Je reprends d'autant plus volontiers cette expression de Nietzsche qu'il l'a empruntée à un savant chrétien : la culture moderne, justifiée par l'université moderne, a pour but de maintenir l'homme dans un "labyrinthe" d'erreurs.
Mon explication quant à l'erreur d'appréciation commise par H. Arendt est que cette essayiste est allemande, par conséquent entraînée à sous-estimer le rôle joué par l'université dans le cautionnement de l'oppression. En effet les Allemands ne peuvent pas s'empêcher de se prosterner devant l'Université, contrairement aux Français ou aux Anglais, plus pragmatiques et peu portés à prendre les "sciences humaines" pour des sciences véritables, en quoi ils ne se trompent pas puisque les "sciences humaines" prolongent le discours religieux.
Je cite H. Arendt ("La crise de la culture") : "La conquête de l'espace par l'homme a-t-elle augmenté ou diminué sa dimension ?" La question soulevée s'adresse au profane et non au savant : elle est inspirée par l'intérêt que l'humaniste porte à l'homme, bien distinct de celui porté par le physicien à la réalité du monde physique. Comprendre la réalité physique semble exiger non seulement le renoncement à une vision du monde anthropocentrique ou géocentrique, mais aussi une élimination radicale de tous éléments et principes anthropomorphes en provenance du monde donné aux cinq sens de l'homme ou des catégories inhérentes à son esprit. La question tient pour établi que l'homme est l'être le plus élevé que nous sachions - postulat hérité des Romains dont l'humanitas était à ce point étrangère à la disposition d'esprit des Grecs que ceux-ci n'avaient pas même de mot pour l'exprimer. Si le mot humanitas est absent de la langue et de la pensée grecques, c'est parce que les Grecs, à la différence des Romains, ne pensèrent jamais que l'homme fût l'être le plus élevé qui soit. Aristote appelle cette croyance atopos, absurde. (...)"
J'ai recopié en bleu quelques lignes dont le sens est peu sûr. En effet, la "conquête de l'espace" est un slogan aussi bien irrecevable du point de vue de l'humanisme que du point de vue de la science physique.
Bizarrement, H. Arendt assimile ensuite l'anthropocentrisme au géocentrisme. La méthode scientifique, qui n'a rien de "nouveau" ou de moderne, est la plus dissuasive de l'anthropocentrisme, c'est-à-dire de transposer sur l'objet de l'étude scientifique des caractéristiques humaines, ainsi qu'un mauvais peintre transférera sur la toile, agissant au hasard, ses émotions, plaçant ainsi son art, tant par le but que par le moyen, à un niveau inférieur au niveau où se situe la production artisanale.
Or le géocentrisme est fondé, comme la rotondité de la terre, sur l'observation du mouvement du soleil, c'est-à-dire sur la vision, donc le sens par lequel l'homme est le moins abusé.
La récusation du géocentrisme, quant à elle, repose sur le point de vue théorique de l'observateur, sans lequel le modèle démonstratif que la terre tourne ne serait pas possible. Certain savant l'a admis récemment : l'héliocentrisme est avant tout une méthode de calcul astronomique. En quoi le calcul serait moins anthropocentrique que l'usage de la vue ? La meilleure preuve de l'erreur qui consiste à assimiler l'anthropocentrisme au géocentrisme se trouve dans Aristote, que H. Arendt cite un peu plus loin, puisque celui-ci combat l'anthropocentrisme au profit de l'ontologie, en même temps qu'il apporte sa caution au géocentrisme. De même on peut dire l'art "conceptuel", aussi intelligent soit-il, un art plus anthropocentrique que l'art antique. La poésie d'Homère, par exemple, est beaucoup moins anthropocentrique que l'art de Marcel Duchamp, aussi ironique soit ce joueur d'échecs quant à la possibilité d'un art démocratique.
"Hamlet" fait date dans le combat contre le totalitarisme ou la direction prise par l'Occident, résumé dans le "Danemark", direction qui est celle d'un sens giratoire maquillé en "sens de l'histoire". En effet le propos de la pièce de F. Bacon, alias Shakespeare, est de pointer Copernic, alias Polonius, au contraire d'Hannah Arendt, comme une menace pour la science - menace représentée par l'anthropocentrisme, effectivement à l'origine d'une philosophie naturelle qui ne dit pas son nom, dont l'abstraction dissimule l'artifice.
L'hostilité de F. Nietzsche à la culture moderne, persuadé lui-même qu'elle repose sur le néant, a pu lui faire croire que Shakespeare était "athée" ou païen comme lui. Le plus probable est que Shakespeare a décelé dans la science scolastique catholique, dont Copernic, Rhéticus, tout comme Galilée ultérieurement sont les représentants, un complot chrétien contre l'esprit de Dieu (symbolisé par le spectre, père de H.). Il faut d'ailleurs un esprit libre de tout perspectivisme anthropologique, à un point que Nietzsche n'atteint pas, pour comprendre que le théâtre de Shakespeare est d'ordre mythologique, et qu'il échappe aux règles du drame bourgeois.
La distinction faite par Hannah Arendt entre les Romains et les Grecs s'avère utile. En effet la science moderne dérive bien plutôt de la culture romaine, décadente sur le plan scientifique - hypermorale, pourrait-on dire, et qui tient absurdement l'homme pour un être supérieur, ce que l'on ne peut absolument pas déduire du judaïsme ou du christianisme. Cette idée de l'homme comme un être supérieur, par exemple, semble un préjugé nécessaire à la science évolutionniste. La remarque semble évidente que la science évolutionniste ne compte pratiquement d'avocats qu'au sein de la communauté des savants technocrates, et quelques écologistes en sus qui n'ont jamais mis les pieds dans la nature ; chaque variété de régime totalitaire a inventé une application morale, dérivée du darwinisme.