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Bacon contre Aristote

            Cette note a pour but d’éclairer un épisode majeur de l’histoire moderne des sciences, parfois mal compris. Sur l’importance de cet épisode, je reviendrai dans ma conclusion, en précisant pourquoi le propos de F. Bacon reste novateur, bien que plusieurs siècles se sont écoulés depuis.

On relève dans les écrits du chancelier Bacon de nombreuses critiques de la philosophie d’Aristote, en particulier dans son « Novum Organum », dont le titre indique un changement de cap par rapport au philosophe et savant grec. Pour filer la métaphore nautique, F. Bacon estime qu’il est temps pour l’homme de se donner les moyens de « franchir les colonnes d’Hercule » du Savoir.

            A travers Aristote, c’est surtout la scolastique qui est visée par F. Bacon, c’est-à-dire la
francis bacon,science,aristote,novum organum,voltaire,shakespearepensée scientifique dominante de son temps, à laquelle B. reproche de s’épuiser en vaines exégèses de la doctrine philosophique et scientifique d’Aristote.

            En inculpant Aristote plutôt que la scolastique, F. Bacon atténue les coups qu’il porte au savoir académique et ses représentants, afin de ne pas tomber dans un des travers qu’il impute à Aristote, à savoir le goût et l’usage excessifs de la polémique. « La vérité n’est pas, explique F. Bacon, du côté de celui dont les arguments sont les plus convaincants ou qui plaide le mieux. » Telle qu’elle se présente du temps de Bacon, la scolastique est surtout un art rhétorique, dont le contenu scientifique est pauvre et qui entrave le progrès de la science (Bacon explique de façon détaillée comment la dialectique conduit à des erreurs de jugement).

            Un autre péché de la scolastique aux yeux de Bacon est le culte excessif de l’Antiquité gréco-romaine, dont Bacon s’est astreint au long de sa vie à faire un bilan juste, en tirant le meilleur parti de chaque auteur, pour peu qu’il soit digne d’intérêt.

            Pour donner une image, Bacon se comporte exactement comme un affamé qui aurait trouvé une orange dans la rue et s’appliquerait à en détacher les parties pourries pour se réserver les seules encore mangeables ; tel est l’usage que Bacon fait des doctrines antiques ; cette image a l’inconvénient de dissimuler l’effort surhumain accompli par Bacon pour trier le bon grain de l’ivraie en passant au crible les auteurs antiques.

            En comparaison les érudits qui se réclament d’une antique tradition multimillénaire enfouie, dont ils auraient retrouvé la trace dans quelque vieux grimoire, tel un Pic de la Mirandole, un Henry More (ou l’un de leurs successeurs), font penser aux alchimistes qui seraient, à les entendre, sur le point de découvrir la transmutation des corps vils en or, mais se gardent bien d'en donner la recette.

            Le reproche adressé à Aristote vise donc d’abord la méthode scientifique ; la science ne peut donner de véritables fruits sans une bonne méthode selon F. Bacon ; ce principe est admis depuis le XVIIe siècle sans pour autant que la méthode prônée par Bacon, qu'il nomme "induction vraie", ait pour autant fait florès. Sur le plan de la méthode ou du raisonnement scientifique, Aristote était de l’école de Platon.

            Quant aux éléments effectifs ou concrets de la science d’Aristote, bien que B. fasse grief au philosophe et savant grec d’être trop approximatif ou lacunaire, et de ne pas percer ainsi les mystères de la Nature en profondeur, on doit remarquer que B. s’accorde avec le géocentrisme (position centrale de la terre dans l’univers) d'Aristote et Ptolémée, géocentrisme plus conforme à l’expérience que le système héliocentrique (mouvement de la terre) de Copernic, qui constitue le préambule de la théorie de la relativité, c’est-à-dire d’une représentation de l'univers fondée sur le calcul des distances interplanétaires (comme une planisphère terrestre est une représentation algébrique de la terre).

            Pour résumer (à l'extrême) le bilan détaillé du chancelier F. Bacon, disons qu’il estime la science de Démocrite, posant les bases de l’atomisme, meilleure que celle du précepteur d’Alexandre. B. accorde peu à Platon dans le domaine de la science physique ; et à Pythagore il accole toujours le qualificatif de « superstitieux », refusant de le ranger parmi les savants à part entière.

            De l’Egypte il est difficile de parler, dit Bacon ; quant aux Romains, ils ne sont pas doués pour la science, la politique étant l’essentiel de leur part. Sur les Grecs on peut donc prendre un appui, à condition de ne pas considérer le savoir des Grecs comme un sommet.

*

           Disons maintenant pourquoi ce qui paraît une opposition ancienne à la science scolastique, remontant au début du XVIIe siècle, demeure d’actualité.

            Pour simplifier mon propos, je passerai par le truchement de la philosophie des Lumières, qui un peu moins de deux siècles plus tard introduit Bacon en France (une grande partie du génie de Voltaire consiste à s’être incliné devant Bacon ; sa plus grande erreur est de ne pas s’être penché assez).

            Donc Voltaire, d’Alembert et Diderot ne se rangèrent pas seulement derrière Bacon et son oeuvre de rénovation, mais aussi un peu hâtivement derrière Isaac Newton, qui passe pour le grand savant de leur temps. Or la théorie de la gravitation d’Isaac Newton, largement déduite des travaux de W. Gilbert sur le magnétisme et les aimants, est peu compatible avec le "Novum organum" de Bacon et le processus d'expérimentation qu'il recommande ; le système de Newton est en effet beaucoup trop hypothétique ou lacunaire pour être admis entièrement selon les critères de Bacon. Qu’on me pardonne de m’en tenir à cette remarque pour compléter ma démonstration que, dès le début –tout du moins en France- Bacon n’a eu que des "demi-disciples", si on peut dire ; F. Bacon a ensuite été relégué de plus en plus, pour ne plus servir que de vague référence ensuite.

            Il serait donc abusif de croire ou prétendre que la réforme scientifique de Francis Bacon a produit tous ses effets. Un lecteur attentif du «Novum Organum» se rendra compte que l’état actuel de la science, à l’aube du XXIe siècle, aurait déçu le chancelier, ne serait-ce qu'en raison de l'éparpillement de la science en une multitude de disciplines, et d'une accointance quasiment "médiévale" avec certaines hypothèses farfelues de science-fiction.

Dans un autre ouvrage, "La Nouvelle Atlandide", F. Bacon énumère tous les fruits à venir de la science empirique : l'avion, la communication à distance, le réfrigérateur..., comme pour dire : - Ce n'est qu'une question de temps avant que ces inventions, dont on peut déjà décrire le principe, ne soient effectives. On ne doit pas confondre la science avec les inventions qui résultent secondairement de l'investigation des phénomènes naturels. Et Bacon a même prévu que, de cette confusion, pouvait résulter une idolâtrie nouvelle, reposant sur les miracles de la science empirique.

            De nombreux développements ou «excroissances» scientifiques contemporaines contredisent même nettement le projet baconien. On pourrait citer de grands noms (par la réputation) de l’épistémologie au cours des deux derniers siècles qui ignorent le projet de rénovation de Bacon ou s’assoient carrément dessus. Autant dire que presque tous le font, car Bacon ne conçoit pas l’épistémologie comme une discipline autonome.

            On peut résumer les caractéristiques «baconiennes» de la science contemporaine aux différents progrès accomplis empiriquement au cours des quatre derniers siècles dans des domaines aussi variés que la médecine, la physique moléculaire ou atomique, la radiophonie, certains modes de transport révolutionnaires, notamment à travers les airs et l’atmosphère de la terre… à condition de faire un bilan de ces inventions, et de remarquer, par exemple, que la médecine paraît régresser depuis une cinquantaine d’années dans de nombreux pays occidentaux.

            D’autre part, et c’est ici le plus important, les inventions technologiques issues de la recherche scientifique ne sont, du point de vue de Bacon, qu’un bénéfice secondaire ; elles ne sauraient en aucun cas constituer le but principal de la science. En effet, suivant la comparaison de la science physique avec un arbre poussant vers le ciel, qui figure le savoir ultime en ce domaine, les diverses branches ou spécialités de la science ne doivent pas trop s’écarter du tronc à peine de ployer excessivement, voire de céder sous leur propre poids, devenant stériles comme sont les arts qui procèdent exclusivement de l’imitation.

            Or la science contemporaine a l’aspect du réseau de branches enchevêtrées qui forme la canopé, non de l’arbre montant au ciel voulu par F. Bacon ; à l'opposé, la scolastique combattue par Bacon en son temps était une ligne droite tirée en partant du sol jusqu'au ciel, mais entièrement théorique et dépourvue de branches et de fruits. Démontrer l'existence de Dieu est de même absolument inutile puisque la distance qui sépare l'homme de Dieu est infranchissable par le moyen de l'intellect.

            D’une grande prudence et loin de croire le progrès scientifique une chose facile, pouvant reposer sur les forces d’un seul, F. Bacon envisage qu’il y aura, au cours du voyage pour franchir la limite des colonnes d’Hercule, accidents et naufrages, déceptions, comme lors du voyage de Christophe Colomb afin de découvrir le Nouveau Monde et permettre la cartographie complète de la terre.

Commentaires

  • "une grande partie du génie de Voltaire consiste à s’être incliné devant Bacon ; sa plus grande erreur est de ne pas s’être penché assez"
    Savoureux démarquage de la formule fameuse de Bacon à propos du rapport que la science doit entretenir avec le sacré...

  • C'est finalement assez logique (ou étrange ?) mais je trouve que ce que vous dites Lapinos transparaît réellement dans notre technologie actuelle, à la fois démesurée dans une espèce de religiosité techno-scientifique (notamment le transhumanisme) que pleine d'erreurs, de bugs et autres échecs patents, comme si le divin n'y avait pas mis son tampon dessus...

  • On mesure la force de l'esprit de Bacon à ce qu'il a cherché de toutes ses forces à préserver le monde moderne de l'erreur scientifique, tout en prévoyant qu'il se fourvoierait malgré tout à cause de l'ivresse que procure la puissance.
    Et malgré ce pressentiment Bacon reste confiant dans l'homme !
    Il y a peut-être là l'explication du Ve acte de "Hamlet", le plus difficile à interpréter.

  • Cette confiance en l'homme ne relèvent t'elle pas d'une certaine anthropolâtrie, voire d'une anthropolâtrie certaine ? Quelques siècles après, il y a en tout cas de quoi avoir quelques sérieux doutes en l'homme...

  • Je peux vous assurer que F. Bacon est très loin de l'anthropolâtrie contemporaine, qui constitue une composante essentielle du totalitarisme démocrate-chrétien (le plus délétère selon moi, dont le nazisme et le communisme ne sont que des ersatz).
    Bacon est sans doute, d'une manière plus subtile que Hobbes, le philosophe qui fournit le plus d'arguments contre le "progressisme", c'est-à-dire contre une idée erronée ou illusoire du progrès. Le "meilleur des mondes" n'est pas baconien, car le meilleur des mondes est "algébrique" et Bacon est le plus dissuasif de prendre la géométrie algébrique pour autre chose qu'un outil.

    - F. Bacon est encore dans ce domaine le tenant d'une voie moyenne ("Mediocria firma"), tenant la philanthropie et la misanthropie pour deux polarités, deux tendances extrêmes entre lesquelles l'esprit humain oscille ; nul n'est jamais purement misanthrope, ni purement philanthrope.

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