La meilleure part de Simone Weil, à mes yeux, est sa critique de la science physique contemporaine. Dès lors qu'on souhaite sincèrement restaurer l'éthique ou la morale commune, selon le voeu de cette essayiste, on doit s'intéresser à la philosophie naturelle, rebaptisée "science physique".
L’éthique découle en effet de la philosophie naturelle, de sorte que l’on peut dire que la barbarie, dans le premier âge du monde ou dans son état de décrépitude actuel, coïncide avec la superstition.
J'insiste sur la sincérité de Simone Weil car je la considère comme une denrée rare dans les milieux intellectuels, probablement en raison de la façon dont les études universitaires sont organisées en France.
La critique de Simone Weil, en raison de son parcours scolaire, se concentre sur la physique dite « quantique », nouveau discours sur les atomes, si petits qu’ils ne sont mesurables et l’énergie émise par ces systèmes n’est quantifiable qu’au moyen d’expériences très délicates, où tous les sens humains doivent être suppléés par un appareillage technique sophistiqué. Le discours de la physique quantique est dit « nouveau » car il déduit des expériences menées à l’échelle subatomique des lois contradictoires de celles considérées préalablement valables, à une échelle moins microscopique.
L’étude de S. Weil, abrégée par sa disparition précoce mais qu'elle entama très tôt, l’a conduite au constat que la science physique quantique n’est pas une science véritable car elle n’existe pas sous la forme d'une vérité exprimée de façon claire et univoque, qui puisse être entendue par des non-spécialistes, ce qui pour S. Weil constitue une exigence scientifique aussi bien qu’éthique. De même n’existerait pas une Histoire du XXe siècle qui se présenterait sous la forme de tableaux enregistrant des données brutes chiffrées, statistiques, s’abstenant d’une description synthétique et raisonnée de ce temps.
Avant de préciser le diagnostic de S. Weil sur la physique quantique, je voudrais dire que je suis parvenu à un constat proche de celui de S. Weil, d’une forme de nihilisme scientifique, mais par une voie complètement différente, n’ayant pas du tout reçu la même formation académique que S. Weil. Ainsi j’ignore presque tout du philosophe Alain qui fut son maître-à-penser. Je referme cette parenthèse ouverte pour indiquer que le but de cette note n’est pas de répéter exactement le propos de S. Weil, mais s’il est nécessaire, d’introduire la critique dans la critique (car la science n’est pas un long fleuve tranquille).
Plus précisément S. Weil qualifie d’inintelligible la « constante de Planck » (E = hv), loi algébrique incluse dans le nouveau modèle atomique de N. Bohr afin de quantifier l’énergie au sein de ce microsystème atomique.
En effet, argumente S. Weil, l’énergie est une fonction de l’espace ; or, en introduisant la discontinuité, la loi de Planck prive la science de signification. J’ajoute ceci : comme si Planck s’affranchissait tout d’un coup des conditions qui lui ont permis de concevoir sa constante et sciait la branche sur laquelle il était assis. J’ajoute encore qu’il y a là une démarche typiquement « algébrique », si l’on peut dire, puisqu’en algèbre l’infini est à la fois un principe indispensable, mais dont on peut se passer pour effectuer des mesures de précision.
Le double discours sur l’atome et l’énergie tenu par la physique quantique paraît donc illogique à S. Weil. Un argument spécieux consisterait à répliquer à S. Weil que la physique quantique a mis à jour la loi absurde qui régit l’univers. En effet l’absurdité doit toujours être présumée comme venant de l’homme, qui de tous les êtres vivants est le plus complexe ou le plus absurde ; secundo M. Planck lui-même ne prétend pas que sa constante régit tout l’univers, tout comme I. Newton ne prétendait pas que la gravitation fût une loi physique à proprement parler (interdisant qu’on lui attribue l’invention d’une loi physique de gravitation, sachant qu’il ne faisait que mesurer un phénomène - qu’il estime « divin »).
J’ajoute ici encore cette remarque qui me semble utile : I. Newton était plus près, de son point de vue, d’avoir mis à jour la providence divine dans la gravitation qu’il ne se savait près d’avoir élucidé la cause d’un phénomène physique (selon son témoignage scripturaire). Bien que les lois de la physique quantique contredisent le système de Newton sur certains points, elles n’en sont pas moins largement tributaires.
S. Weil voulait « réconcilier la science et la religion », mais il n’est pas prouvé qu’elles ont jamais vraiment divorcé.
Ce qui peut paraître surprenant, S. Weil ne s’étonne pas du double discours sur la lumière, décrite d’une manière (qui par certains aspects semble monothéiste et religieuse, comme le discours antique sur les « éléments » primordiaux) à la fois comme une onde immatérielle et une particule de matière. Ce double discours, qui remonte à Newton, n’est pourtant peut-être pas si éloigné du double discours que l’on peut déduire de la constante de M. Planck.
*
Catherine Chevalley, professeur spécialisée dans la philosophie des sciences a rédigé une présentation assez claire des critiques de S. Weil à l’encontre de la physique quantique en 2009 (ed. Bayard), présentation plus circonstanciée que la mienne, volontairement réduite à la portion congrue en raison de mes divergences avec cette critique ; ainsi, de mon point de vue, la physique quantique n’exclut pas la religion, mais c’est au contraire une discipline où science et religion sont mélangées indistinctement, comme elles peuvent l’être dans la littérature dite de « science-fiction ».
C. Chevalley éclaire et défend la position de Simone Weil dans son article, tout en réussissant le tour de force intellectuel de justifier aussi la démarche de la physique quantique (« Qu’il y ait chez Simone Weil une pensée très puissante et élaborée au sujet de la science, cela ne doit pas dissuader d’être en désaccord avec elle sur la question des quanta »).
Je reviens pour conclure sur les arguments opposés par C. Chevalley à S. Weil.
- (…) La physique quantique met en réalité en œuvre un double langage, celui de l’interprétation des expériences, qui reste lié à la perception, et celui de la formalisation, qui doit en être libéré (puisqu’il n’y a aucune raison que notre perception fournisse une description pertinente de phénomènes à une toute autre échelle que notre corps).
Une telle objection me paraît un sophisme, et à vrai dire très surprenante de la part d’une philosophe des sciences, c’est-à-dire d’un point de vue équivalent à celui de S. Weil. De tous temps les savants ont mené des expériences sur des objets imperceptibles à l’aide des seuls sens ; la physique dite « quantique » n’innove pas sur ce point ; elle innove bien sur le point souligné par S. Weil qu’elle se montre incapable de tirer une conclusion univoque de ses expériences, ce que la méthode scientifique requiert absolument, à moins de confondre l’outil mécanique avec la recherche scientifique elle-même, ce qui reviendrait pour un peintre à rendre à son client un pinceau, des couleurs, une toile vierge et quelques éléments de végétation au lieu du paysage commandé.
Si la critique de S. Weil consiste à dire que la physique quantique n’a pas le degré de rigueur formelle requis, atteint auparavant par la géométrie euclidienne, sa critique paraît fondée.
- (…) Ensuite, les caractères de notre perception elle-même peuvent changer : tout se passe comme si Simone Weil ne prenait jamais en compte le fait que nous sommes des animaux dans une certaine chaîne de l’évolution et sous se rapport rien n’interdit de penser que nos concepts de temps et d’espace peuvent être modifiés drastiquement. Il ne va pas donc de soi d’affirmer, avec Simone Weil, que la physique quantique plonge la pensée dans l’inintelligible et il est possible de soutenir a contrario que la science contemporaine change notre notion de l’intelligible, de la réalité, etc. d’une façon qu’il est urgent de comprendre. »
Cette ultime objection me semble relever plus de la science-fiction que de la science elle-même. Ici C. Chevalley ne prend pas du tout en compte que l’espèce humaine est la seule espèce animale qui s’adonne à la science. Certains animaux ont les sens plus développés que l’espèce humaine, ce qui leur permet d’accomplir certains prodiges, y compris dans le domaine de l’architecture et de l’algèbre, mais aucun chien n’a émis de traité philosophie naturelle, encore moins de philosophie. Tant que la science biologique dite « évolutionniste » n’a pas expliqué cette différence, il semble plus prudent de ne pas la mêler aux expériences menées dans le domaine de l’atome.
Ce qui interdit de formuler des hypothèses excessivement hypothétiques est la méthode scientifique elle-même. Compte tenu des sommes titanesques investies dans les expériences de physique quantique, ce serait quand même un comble si elles menaient à la conclusion que l’espace et le temps (qui échappent à la perception), sont des concepts susceptibles de variations drastiques, car Zénon en a fait la démonstration gratuitement environ cinq siècles avant notre ère que le temps n’existe pas, suivant une méthode analytique qui n’est pas moins valide que la méthode statistique d'A. Einstein.
Version PDF de cette note (remaniée oct. 2022)
Commentaires
Je pense surtout que cette philosophe des sciences est victime du wishful thinking (Pensée désidérative en français) qui consiste surtout à rester dans sa zone de confort (qui consiste en : "la physique quantique est une démarche scientifique valide") plutôt que de remettre en question cette idée scientifique, car ce serait trop douloureux dans un certain sens. Bref, on préfère s'accrocher à ce qui nous plaît plutôt qu'à la vérité ce qui est l'exact opposé de la démarche scientifique authentique.
Les arguments de Catherine Chevalley pour défendre la physique quantique contre les critiques de S. Weil me paraissent être des sophismes ; et il est vrai que Simone Weil s'exprime en marge de l'Université, c'est une philosophe des sciences indépendante.