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Orwell dérange toujours (3)

Petite précision à propos du "hors-série" publié par "Le Monde" cet été sous la houlette de Nicolas Truong intitulé "Orwell dérange toujours" :

Les disciples de George Orwell ne sont pas dupes du but visé par ce "hors-série" à fort tirage : - il est conçu pour accuser V. Poutine d'être Big Brother, et détourner la critique d'Orwell de sa vocation émancipatrice. Ce n'est pas la seule opération éditoriale de ce genre menée au cours des dernières années. La campagne de diffamation dirigée contre G. Orwell en 1996, près de cinquante ans après sa mort, atteste que Orwell dérange toujours l'intelligentsia européenne.

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Le culte institutionnel de la personnalité de V. Poutine, comme celui de Staline auparavant, ou de Macron en France, est "hors sujet". George Orwell ne parle pas dans "1984" de la manière absolutiste dont la France ou la Russie ont été dirigées au cours des derniers siècles (1700-1900), mais de la formule de l'absolutisme au XXe siècle, dont la Guerre froide représente un aspect décisif, en particulier sur le plan économique.

On entend dire parfois que le monde devient "orwellien" ; disons, notamment à la jeune génération, que ce n'est pas du tout le cas - la réalité est que l'écrasante majorité des Français au cours des "Trente glorieuses", puis de la période de crise du Capital (-1970), a été tenue dans l'ignorance partielle ou complète du déroulement de la Guerre froide, croyant suivant la propagande de Big Brother que l'Europe avait renoué avec la paix. Je me souviens d'un slogan stupide entendu lorsque j'étais gosse : "Le pape Jean-Paul II a fait tomber le Mur de Berlin." Je pourrais citer trente-six exemples semblables, indiquant le niveau élevé de propagande entretenu par les médias, mais aussi l'Education nationale.

"1984" dit que "Big Brother" n'existe pas : il ne peut pas être renversé par le peuple, par une révolution ou par une élection, car Big Brother cristallise le désir de soumission du peuple, sans lequel Big Brother ne serait pas, tandis qu'il peut se passer de V. Poutine ou de Joe Biden.

Il n'est pas inintéressant de se pencher sur la façon dont la satire d'Orwell et l'anticapitalisme de Karl Marx s'articulent. La stérilité de la critique marxiste au XXe siècle s'explique aisément par la récupération de K. Marx par le parti soviétique et le sabotage systématique de cette critique. D'une manière générale, la guerre entraîne l'effondrement de la pensée et n'a pas seulement des conséquences dramatiques sur les plans physique et matériel.

Disons donc quelques mots de cette articulation entre "1984" et la critique marxiste de l'oppression capitaliste.

Plus nettement qu'aucun penseur libéral, K. Marx a dit et démontré que l'Etat n'est rien qu'un service rendu à la société. "L'existence apparemment suprêmement indépendante de l'Etat n'est qu'une apparence ; sous toutes ses formes, il n'est qu'une excroissance de la société ; de même qu'il n'est apparu qu'à un certain stade du développement social, il disparaît à nouveau dès que la société parvient à un stade encore jamais atteint." (K. Marx, 1881)

Marx a donc envisagé le culte rendu à l'Etat prussien (culte hégélien) comme un culte antidémocratique ou antisocial, exactement comme Tocqueville. Mais Marx a mieux conçu que l'auteur de "De la Démocratie en Amérique" la tournure technocratique prise par l'Etat hégélien, du fait du capitalisme. Il n'y a rien d'étonnant ou de paradoxal, du point de vue marxiste, à ce que la Chine soit devenue un Etat capitaliste ET technocratique au XXIe siècle, suivant une formule de développement dont on doit s'empresser d'ajouter qu'elle est "occidentale", ou plus exactement "hégélienne".

Autrement dit, si Marx verrait l'égalitarisme comme une manifestation du droit totalitaire, à l'instar de Tocqueville, il ajouterait immédiatement que cet égalitarisme n'est pas la cause du totalitarisme, mais seulement un symptôme. Marx et Tocqueville s'accorderaient pour dire que l'égalitarisme est un facteur d'accroissement des inégalités. En effet Marx critiquait déjà les "droits de l'homme" pour cette raison qu'ils sont des droits virtuels inventés par la bourgeoisie pour tendre un piège au peuple.

La différence entre le faux marxisme et le vrai Marx est à peu près celle-ci : jamais Marx n'a théorisé le triomphe automatique du prolétariat sur la bourgeoisie. Cette "automaticité" est devenue la doctrine de l'Etat soviétique ; c'est aussi, de façon plus subtile, l'automaticité qui régit le "libéralisme" contemporain, enfouie dans la pseudo-science sociologique et dans des théories économiques (dont Orwell n'était pas dupe).

L'idéologie totalitaire nazie repose sur un déterminisme biologique darwiniste ; l'idéologie totalitaire communiste repose sur un déterminisme économique pseudo-marxiste ; l'idéologie totalitaire libérale repose sur un déterminisme analogue au déterminisme communiste. Retenons ici que ces trois idéologies, marquées par le déterminisme, sont analogues. Or le point de départ de la critique marxiste, le point de départ du "matérialisme historique", est son opposition à la théorie providentialiste de Hegel.

Au lieu de théoriser comme leurs homologues soviétiques l'Etat comme un instrument d'émancipation démocratique, les technocrates libéraux américains ont conçu le capitalisme comme un instrument d'émancipation démocratique. Ni Marx, ni Orwell, ni même Tocqueville compte tenu de la tournure égalitariste de l'idéologie libérale contemporaine, n'auraient avalé ces doctrines, assimilables à des discours de propagande sophistiqués.

A ceux qui lui demandaient quelles mesures législatives devrait prendre un gouvernement révolutionnaire, ayant renversé la bourgeoisie, devrait prendre, voici ce que Marx répondait : "Ce qu'il faudra faire immédiatement dans un moment précis, déterminé, de l'avenir, dépend naturellement entièrement des circonstances historiques données dans lesquelles il faudra agir."

K. Marx s'est toujours opposé à ce que sa critique de la philosophie bourgeoise (incarnée par G.W.F Hegel) soit réduite à une recette politique socialiste.

Il est plus juste de dire que, du point de vue de K. Marx,  l'Etat bourgeois n'est pas "viable". Marx anticipe l'effondrement de l'Etat bourgeois, qui n'a pas eu lieu. Non seulement il n'a pas eu lieu, mais l'Etat se présente au XXe siècle comme "Big Brother", un Etat apparemment surpuissant...

On pourrait en déduire que Marx et Orwell se contredisent parfaitement. Ce serait une déduction superficielle, qui reviendrait à comprendre "1984" comme le "Brave New World" d'A. Huxley (beaucoup plus pessimiste).

La nécessité pour Big Brother du mensonge afin de suborner les citoyens d'Océania, leur inculquer un esprit de soumission, cette nécessité s'articule assez bien avec la théorie de la lutte des classes. Elle est difficilement explicable autrement ; sur ce plan, A. Huxley flirte avec la théorie du complot des élites technocratiques.

La notion de "culture de masse" reflète assez fidèlement l'idée de mensonge totalitaire. L'invention de la "novlangue" ("newspeak") par l'intelligentsia (une sorte de ministère de la Culture) est couplée à la production d'une culture bas-de-gamme, au niveau du divertissement, destinée à endormir les masses. Aucune sorte de totalitarisme ne repose plus sur la culture de masse que le totalitarisme libéral.

Or cette activité n'est pas, selon Orwell, un signe de force mais de faiblesse. Donnons ici un exemple économique concret de l'affaiblissement qu'entraîne la production d'une culture industrielle : la désindustrialisation de l'Europe et des Etats-Unis au cours des trente dernières années est indissociable de la "consommation de biens culturels" accélérée.

On peut entendre de temps à autre des technocrates se plaindre de la disparition de la "valeur travail" : ce sont des hypocrites ou des imbéciles, puisque la culture de masse ou la "civilisation des loisirs" est la principale cause de la dévaluation de la "valeur travail" en Europe et aux Etats-Unis - c'est par conséquent le résultat d'une politique technocratique planifiée dès les années 50.

L'assujettissement des classes populaires par le moyen de la culture de masse aurait, sans que le doute soit permis ici, été interprété par K. Marx comme une manifestation de la lutte des classes. Elle contribue à opposer un Sud laborieux à un Nord oisif, tourné vers la consommation de biens produits par des esclaves. La culture de masse, dont la fonction est léthargique, expose donc l'Etat totalitaire au danger de la léthargie elle-même. Orwell en était parfaitement conscient, bien mieux qu'A. Huxley qui théorise un Etat totalitaire quasiment définitif, qui relève plus de la politique-fiction, quoi qu'il dénonce de manière utile le sadisme d'élites technocratiques parfaitement amorales.

Si l'on peut dire que "Mai 68" fut une révolte "orwellienne", ce n'est pas en raison de sa contestation du pouvoir gaulliste (analogue à celui de Poutine), mais en raison de sa révolte contre le conditionnement, l'abrutissement résultant de la société de consommation.

Concluons sur le "remède commun", envisagé à la fois par K. Marx et G. Orwell comme un moyen de lutte contre le totalitarisme : l'Histoire. Orwell n'a pas manqué d'insister dans "1984" sur la nécessité du négationnisme au service du totalitarisme. Il était parfaitement conscient que le nazisme, comme le communisme et le libéralisme, reposent sur la propagande historique ; le cinéma est un instrument privilégié du négationnisme historique. Le cinéma entraîne un tel niveau d'abrutissement qu'au cours de la phase actuelle de reprise de la Guerre froide en Europe, tous les protagonistes du conflit se traitent de "nazis". Ils le sont effectivement tous par l'usage immodéré de la propagande, la censure de la presse et l'emploi de technologies militaires dérivées des travaux des ingénieurs nazis ; et encore par leurs efforts pour inciter à la haine les masses populaires.

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