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gilets jaunes

  • Voltaire ou Rousseau ?

    Avec le gaullisme, c'est l'idéologie politique de Charles Maurras qui triomphe paradoxalement en 1958 ; paradoxalement, car l'infamie attachée à ce nom depuis la sentence de trahison en janvier 1945 contre lui, n'a pas empêché l'antiparlementarisme, au coeur de sa doctrine, de s'imposer par l'intermédiaire du général de Gaulle (et le soutien du parti communiste !).

    Etouffer le parlement pour restaurer l'aura et l'efficacité du pouvoir monarchique est incontestablement un projet maurrassien. Il faut parler d'idéologie ou de doctrine à propos de Maurras, car son système politique ne s'appuie pas sur des connaissances historiques sérieuses. Ainsi le catholicisme a-t-il eu un effet centralisateur puissant (Henri de Navarre ne s'est pas converti pour rien au catholicisme), que Maurras ignore absolument, lui préférant des thèses à la limite du complotisme.

    Les maurrassiens "purs" objecteront que le simulacre de représentation nationale gaulliste est plus "bonapartiste" que "maurrassien". La germanophobie de Maurras est à peu près absente du discours gaulliste, comme du discours mitterrandien (gaullisme repeint en rose) pour une raison évidente : il devint une nécessité, après la Libération, pour les élites capitalistes françaises, de s'unir avec leurs homologues allemands afin de résister à la pression de l'URSS et des Etats-Unis. Ainsi la collaboration économique entre l'Allemagne et la France se prolongea-t-elle au-delà du régime de Vichy, sous le couvert de slogans diamétralement opposés.

    Le général de Gaulle ne pouvait ressusciter une monarchie héréditaire comme le général Franco en Espagne, compte tenu de la force du parti communiste français sur lequel de Gaulle s'appuyait. La Ve République ne correspond pas exactement au voeu de Maurras, mais elle en est beaucoup plus proche que de l'utopie démocratique tocquevillienne, ou encore du socialisme ; on peut décrire le mouvement syndical français ouvrier comme un mouvement corporatiste (il a perdu assez tôt le soutien financier de l'Union soviétique), considérablement affaibli par la désindustrialisation (celle-ci s'est faite dans l'intérêt financier des cartels industriels français).

    Le prétendu "souverainisme" gaulliste tenait au rapport de forces équilibré (du moins en apparence) entre l'Union soviétique et les Etats-Unis : celui-ci procura aux monarques français une marge de manoeuvre plus large jusqu'à la chute du Mur de Berlin. Ils ont perdu ensuite cette faculté de louvoyer. La monarchie française, accouplée à l'Allemagne, n'a pas été capable de retrouver cette marge de manoeuvre, y compris par le biais de la construction d'une Union européenne dont c'était la principale fonction, et dont la guerre d'Ukraine sonne le glas (dès 2014).

    Sans doute Maurras est-il un promoteur de la monarchie plutôt que de l'oligarchie, mais rien dans la théorie maurrassienne, pas plus que dans la théorie de Tocqueville (également hostile au gouvernement oligarchique) ne permet d'appréhender la puissance anarchique du Capital et de s'y opposer (on utilise ici le qualificatif "anarchique" au sens de "destructeur de l'économie").

    Il n'était sans doute pas dans l'intention de de Gaulle ni de F. Mitterrand de placer la France sous la tutelle de l'empire américain, mais c'est à quoi leur gouvernement monarchique -historiquement- a conduit, la concentration du pouvoir exécutif facilitant le coup d'Etat des oligarques. Rien de plus facile, en effet, de substituer au parlement un clergé médiatique (sous le règne de F. Mitterrand), quand ce parlement est un parlement croupion, composé de députés et de sénateurs qui s'accommodent de cette position.

    Il peut sembler paradoxal (donc illogique) qu'une constitution monarchique maurrassienne ait facilité l'américanisation de la France, au point que la victoire électorale de Donald Trump semble avoir plus de conséquences politiques que les récentes législatives, "sur le dos des Gilets jaunes".

    En réalité l'écart entre la monarchie française oligarchique et la démocratie américaine oligarchique n'est pas si grand. On comprendra bien vite en lisant Tocqueville que le gouvernement oligarchique des Etats-Unis est la dernière chose qu'il appelait de ses voeux dans "De la Démocratie".

    L'histoire des Etats-Unis depuis la guerre civile de Sécession incite à considérer Tocqueville comme un utopiste. Ce que Tocqueville n'avait pas prévu, c'est un développement économique aussi incontrôlable qu'incontrôlé, et qu'aucune formule constitutionnelle ne saurait canaliser. L'économie capitaliste est la constitution véritable des Etats-Unis.

    Il y a donc une certaine logique de la part des Gilets jaunes à invoquer les Lumières contre l'absolutisme monarchique de la Commission européenne, son arbitraire technocratique.

    Le repli stratégique d'E. Macron sur Bruxelles évoque même le repli de Louis XIV sur Versailles, afin de se protéger du risque d'une révolution, représenté jadis par Paris. En déclarant "la guerre au coronavirus", puis en souscrivant une "dette-covid" colossale pour compenser les effets catastrophiques du confinement, puis en défiant l'économie russe, E. Macron gouverne pour ainsi dire "à distance" de l'Hexagone, comme Louis XIV gouvernait à distance de Paris.

    On peut en effet résumer (très grossièrement) les Lumières, sur le plan politique et moral, à une critique de l'absolutisme. Par parenthèse il n'est pas inutile de mentionner que cette critique était partagée par une partie de l'aristocratie elle-même.

    La monarchie parlementaire britannique était le modèle de Voltaire, qui fut impressionné par ses fruits (dans le domaine des sciences et des lettres, en particulier), lorsqu'il séjourna en Angleterre. L'Angleterre paraît à Voltaire engagée plus avant dans la voie du progrès que la France. Cependant Voltaire a commis une erreur d'appréciation, en faisant du Quaker anglais le modèle du citoyen "laïc" : la relative laïcité ou neutralité de la monarchie britannique est mieux décrite par la théorie politique de Th. Hobbes ("Léviathan", 1651), chrétienne sans être "fondamentaliste" (ce que les Quakers s'avèreront plus ou moins).

    Hobbes s'est efforcé de discréditer la théocratie catholique, son fondement médiéval, tout en disqualifiant la république puritaine, non moins théocratique (dont la République de Genève offrait un exemple).

    L'idéal politique de Rousseau est à la fois plus théorique et plus confus que celui de Voltaire, dont le réformisme part d'une réalité existante - la monarchie parlementaire britannique. On peut se demander si Rousseau ne théorise pas la République de Genève comme la République idéale. En somme, tandis que le modèle de Voltaire est anticlérical, celui de Rousseau est dirigé contre l'aristocratie catholique impie.

    Th. Hobbes tente de parer le risque des deux idéologies : le risque voltairien d'un athéisme bestial ou "sadien", d'une part, et d'autre part le risque rousseauiste d'un fondamentalisme de la "raison chrétienne pure". On pourrait dire que Hobbes part d'une conception différente du péché pour bâtir son système du Léviathan (l'influence de Francis Bacon est très nette sur Hobbes, du moins sur le plan psycho-social, car Bacon est hostile à la théorie ou la science politique, faisant valoir contre Platon et le Moyen-âge un empirisme politique opposé à la théorie politique.

    Mais on ne doit pas perdre de vue que la Révolution bourgeoise de 1789 débouche, dans un premier temps, sur le chaos, quelle que soit la responsabilité du gouvernement de Louis XVI, dont la chute est le prélude à l'instauration d'une dictature ; jamais la France n'aura été plus absolutiste que sous Napoléon Ier. La théorie politique des Lumières est restée pratiquement lettre morte en France (contrairement à ce que prétend Maurras).

    Dans un pays neuf comme les Etats-Unis, quasiment un "no man's land", favorablement prédisposé aux Lumières, et que Tocqueville considérait comme propice à l'avènement d'une démocratie, une forme d'absolutisme a très vite émergé sous la pression des "trusts" et de grands consortiums industriels pesant très lourd sur la vie politique américaine en dépit de l'hostilité de ses élites à cette formule antidémocratique, et ce dès le début du XXe siècle, dès la phase plus ou moins anarchique de conquête coloniale achevée. Les idéaux humanistes-rousseauistes des élites américaines cultivées n'ont pas pesé bien lourd face aux appétits voraces des colons européens.

    L'extrême violence de l'impérialisme américain au XXIe siècle s'explique sans doute en partie par la violence et l'anarchie qui ont régné au sein d'une nation où la concurrence était perçue comme le moteur du progrès.

    La théorie politique de la fin du XVIIIe siècle a donc été mise en échec par la puissance du Capital. Elle a agi, selon le pronostic de Karl Marx, comme une force providentielle échappant à ceux qui se font fort de la maîtriser (la principale fonction de la "science économique" au XXIe siècle est de créer cette illusion de maîtrise).

    Le krach de 1929 a eu pour conséquence d'introduire la critique marxiste aux Etats-Unis, tant la soudaineté et la violence de la crise, vécue par les Etatsuniens comme la pire catastrophe du XXe siècle, a stimulé dans cette nation chrétienne le besoin de comprendre le phénomène capitaliste que la théorie politique des Lumières laisse dans l'ombre.

    En France la critique marxiste a été censurée efficacement par toutes les institutions qui concourent à une formule politique absolutiste déguisée en démocratie. L'Etat-providence capitaliste a pour conséquence de masquer la réalité économique aux couches populaires : l'ignorance est la contrepartie de l'adhésion du populo à "l'Etat-providence" (le "wokisme" est une religion d'Etat).

    S'ils veulent restaurer la république, les Gilets jaunes ne peuvent le faire en médusant les Français, ou en proposant une martingale politique (à la manière de D. Trump) : cela ne vaudrait pas mieux que le truc de "l'homme providentiel" (E. Macron), proposé au citoyen-téléspectateur par les oligarques français en 2017.

    Un dernier mot en faveur de Voltaire ; si son idéologie politique est moins brillante que celle de Rousseau (ce Platon chrétien), et moins instructive que celle de Th. Hobbes, en revanche Voltaire a produit une critique efficace du providentialisme dans son "Candide" ; or le providentialisme, sous diverses formes, anime l'absolutisme totalitaire.

    L'Etat-providence de type communiste s'avère en effet un providentialisme (un ersatz de théocratie), mais l'économie capitaliste est tout aussi ésotérique, s'appuyant comme le nazisme sur la théorie darwinienne pour faire passer les crises pour un mal nécessaire, malgré ses conséquences sociales atroces. Insistons ici : la propagande capitaliste n'est pas moins abjecte que la propagande nazie - elles sont strictement équivalentes (A. Huxley a utilement posé l'équation de ces deux mouvements génocidaires).

    On voit bien que Donald Trump et Elon Musk jouent le coup du providentialisme capitaliste contre le providentialisme étatique, affaibli par la politique étrangère catastrophique du parti démocrate.

    A travers Pangloss, Voltaire a fait un portrait très réaliste du type du savant moderne, contribuant activement aux catastrophes politiques modernes - un portrait qui permet de comprendre pourquoi et comment le raisonnement mathématique est d'abord un raisonnement théologique, avant d'être un raisonnement scientifique.

    Le totalitarisme ou le système auquel se heurtent les Gilets jaunes n'est donc pas seulement une formule politique, c'est aussi une formule théologique typiquement occidentale, ne serait-ce que parce qu'elle repose largement sur la techno-science. Sans la technologie, il n'y a pas de fascisme. Il y a là une imposture scientifique très tôt dénoncée par Mary Shelley, dans le sillage des Lumières.

  • Mérites et limites des Gilets jaunes

    (Rédaction en cours d'un essai sur les mérites et les limites du mouvement des Gilets jaunes - à paraître bientôt).

    L'importance de la très longue grève perlée des Gilets jaunes se mesure à la réaction du pouvoir oligarchique, à la fois surpris que l'on puisse s'opposer au cap fixé par la technocratie franco-bruxelloise, et assez inquiet pour déployer des moyens policiers extraordinaires, qui ont éberlué le monde entier, même si des mouvements analogues à celui des Gilets jaunes ont éclaté dans toute l'Europe depuis le krach de 2008.

    Dans quelle mesure la pandémie n'a pas été une aubaine pour le système oligarchique aux abois, en lui fournissant une raison sanitaire de transformer la France en prison à ciel ouvert ? La crise sanitaire aura été l'occasion, on l'espère, pour de nombreux Gilets jaunes, de lire ou relire George Orwell, en prêtant attention au rôle qu'il attribue à la peur dans la constitution de l'Etat totalitaire. Big Brother est un Etat paranoïaque. En même temps qu'il a ressoudé l'Etat derrière l'institution médico-policière, le confinement a accru dangereusement la dette de cette Etat.

    Assigné à résidence, le mouvement des Gilets jaunes est devenu moins visible. La caste politique est partagée entre le désir d'effacer les traces de ce mouvement et tenter de le récupérer.

    Le principal mérite des Gilets jaunes, ou leur mérite le plus évident, est d'avoir fait apparaître aux yeux d'un grand nombre de Français aveuglés par le dispositif institutionnel, la réalité du pouvoir oligarchique. Celui-ci a pour effet d'ôter toute citoyenneté effective ou réelle à la classe moyenne active.

    Les partis d'extrême-droite et d'extrême-gauche font office de brise-lames ; c'est d'autant plus évident en ce qui concerne le FN qu'il recueille dans la police un niveau d'intention de vote très élevé, et que le FN ne dissimule pas ses liens étroits avec l'oligarchie.

    A gauche, les grandes centrales syndicales ont dévoilé leur jeu en soutenant le chef de l'Etat contre les Gilets jaunes constamment depuis 2018. Il leur doit pratiquement sa réélection en 2022 ; les syndicats enseignants ont notamment joué le jeu d'une politique sanitaire dont il n'y avait pas besoin d'être grand clerc pour prédire qu'elle serait ruineuse pour l'Etat et les services publics.

    E. Macron a donc marqué un point contre les Gilets jaunes en parvenant à mobiliser une part de l'électorat relativement importante, y compris des jeunes Français, lors des dernières législatives. Ceux qui lui ont reproché de ne pas tenir compte du résultat des élections n'ont pas été attentifs à la démonstration des Gilets jaunes. E. Macron n'a pas promulgué la constitution bonapartiste de 1958, il s'en sert dans l'esprit bonapartiste qui est le sien. Il semble que beaucoup de jeunes militants de gauche ont raté l'épisode des dix-huit années de gaullisme repeint en rose par F. Mitterrand.

    Les Gilets jaunes les plus éveillés ont pris conscience que le suffrage universel, loin d'être une institution républicaine ou démocratique, est conçu comme une nasse, les médias audio-visuels jouant le rôle des phares attirant les petits poissons dans les filets.

    Le mérite des Gilets jaunes est encore d'ouvrir une brèche à la nouvelle génération dans le mur d'une conception technocratique de la politique qui s'est imposée après la Libération, à la faveur de la défaite française de 1940. Le gouvernement technocratique antirépublicain n'est pas le fruit d'un complot des élites, il est avant tout la prorogation en temps de paix d'une modalité de gouvernement antirépublicaine justifiée par la guerre.

    La force des Gilets jaunes est le sentiment grandissant d'une majorité de Français appartenant à la classe moyenne que l'oligarchie ne prend pas en compte ses intérêts dans ses calculs. De fait, le mantra économique de la "croissance économique" n'a pas de sens au niveau de la petite entreprise industrielle ou artisanale, qui ne se préoccupent pas de croissance mais d'équilibre - exactement comme la politique des 35h n'était raisonnable que dans les très grandes entreprises. De facto, les oligarques ont pris le pouvoir, entretenant à grands frais l'illusion d'une vie et d'un débat politiques.

    La limite des Gilets jaunes tient à la spontanéité du mouvement, qui débute comme un mouvement social "classique" de mécontentement contre la hausse de la pression fiscale, et comprend soudain qu'il est le premier mouvement politique du XXIe siècle. En jouant la carte des 35.000 CRS, l'oligarchie a dévoilé son jeu. Embarras extrême des "partis d'opposition" et des grandes centrales syndicales.

    L'oligarchie française a une assise beaucoup plus large et stable que l'oligarchie étatsunienne. Le dégraissage du mammouth spectaculaire auquel D. Trump et E. Musk se sont attelés dès leur élection, se heurterait en France à une résistance bien plus grande, compte tenu des effectifs pléthoriques de la fonction publique ; ce dégraissage est dans l'intérêt même des fonctionnaires et des usagers des services publics, et il n'a pas été effectué pour des raisons purement démagogiques (nombreux sont les fonctionnaires dont l'utilité sociale excède celle des joueurs de rugby professionnels ou des journalistes des chaînes d'info).

    La limite des Gilets jaunes n'est pas tant le manque d'expérience politique que la tentation de croire qu'il existe une solution miracle telle que la démission anticipée d'E. Macron, le "Frexit" ou une martingale constitutionnelle quelconque qui permettrait d'instaurer une république moins virtuelle. Croire dans une solution miracle serait aussi naïf que le vote des Français en 2017 en faveur d'E. Macron, persuadés d'avoir élu "l'homme providentiel" (il s'agit là d'un vote typiquement américain, proche du vote en faveur de D. Trump).

    Le gouvernement des gens normaux par des technocrates ou des experts compétents, dont le confinement a fourni un exemple concret et précis, particulièrement pénible pour la jeune génération, est lui-même un modèle ultra-théorique.

    Le totalitarisme politique pèche par l'excès de théorie et le manque de pragmatisme. Suivant l'observation d'Orwell, le totalitarisme séduit les purs théoriciens. L'intelligence artificielle, vieux serpent de mer qui résume à elle seule l'esprit du totalitarisme, est stupide car elle n'a pas de mains.

  • Orwell dérange toujours (3)

    Petite précision à propos du "hors-série" publié par "Le Monde" cet été sous la houlette de Nicolas Truong intitulé "Orwell dérange toujours" :

    Les disciples de George Orwell ne sont pas dupes du but visé par ce "hors-série" à fort tirage : - il est conçu pour accuser V. Poutine d'être Big Brother, et détourner la critique d'Orwell de sa vocation émancipatrice. Ce n'est pas la seule opération éditoriale de ce genre menée au cours des dernières années. La campagne de diffamation dirigée contre G. Orwell en 1996, près de cinquante ans après sa mort, atteste que Orwell dérange toujours l'intelligentsia européenne.

    *

    Le culte institutionnel de la personnalité de V. Poutine, comme celui de Staline auparavant, ou de Macron en France, est "hors sujet". George Orwell ne parle pas dans "1984" de la manière absolutiste dont la France ou la Russie ont été dirigées au cours des derniers siècles (1700-1900), mais de la formule de l'absolutisme au XXe siècle, dont la Guerre froide représente un aspect décisif, en particulier sur le plan économique.

    On entend dire parfois que le monde devient "orwellien" ; disons, notamment à la jeune génération, que ce n'est pas du tout le cas - la réalité est que l'écrasante majorité des Français au cours des "Trente glorieuses", puis de la période de crise du Capital (-1970), a été tenue dans l'ignorance partielle ou complète du déroulement de la Guerre froide, croyant suivant la propagande de Big Brother que l'Europe avait renoué avec la paix. Je me souviens d'un slogan stupide entendu lorsque j'étais gosse : "Le pape Jean-Paul II a fait tomber le Mur de Berlin." Je pourrais citer trente-six exemples semblables, indiquant le niveau élevé de propagande entretenu par les médias, mais aussi l'Education nationale.

    "1984" dit que "Big Brother" n'existe pas : il ne peut pas être renversé par le peuple, par une révolution ou par une élection, car Big Brother cristallise le désir de soumission du peuple, sans lequel Big Brother ne serait pas, tandis qu'il peut se passer de V. Poutine ou de Joe Biden.

    Il n'est pas inintéressant de se pencher sur la façon dont la satire d'Orwell et l'anticapitalisme de Karl Marx s'articulent. La stérilité de la critique marxiste au XXe siècle s'explique aisément par la récupération de K. Marx par le parti soviétique et le sabotage systématique de cette critique. D'une manière générale, la guerre entraîne l'effondrement de la pensée et n'a pas seulement des conséquences dramatiques sur les plans physique et matériel.

    Disons donc quelques mots de cette articulation entre "1984" et la critique marxiste de l'oppression capitaliste.

    Plus nettement qu'aucun penseur libéral, K. Marx a dit et démontré que l'Etat n'est rien qu'un service rendu à la société. "L'existence apparemment suprêmement indépendante de l'Etat n'est qu'une apparence ; sous toutes ses formes, il n'est qu'une excroissance de la société ; de même qu'il n'est apparu qu'à un certain stade du développement social, il disparaît à nouveau dès que la société parvient à un stade encore jamais atteint." (K. Marx, 1881)

    Marx a donc envisagé le culte rendu à l'Etat prussien (culte hégélien) comme un culte antidémocratique ou antisocial, exactement comme Tocqueville. Mais Marx a mieux conçu que l'auteur de "De la Démocratie en Amérique" la tournure technocratique prise par l'Etat hégélien, du fait du capitalisme. Il n'y a rien d'étonnant ou de paradoxal, du point de vue marxiste, à ce que la Chine soit devenue un Etat capitaliste ET technocratique au XXIe siècle, suivant une formule de développement dont on doit s'empresser d'ajouter qu'elle est "occidentale", ou plus exactement "hégélienne".

    Autrement dit, si Marx verrait l'égalitarisme comme une manifestation du droit totalitaire, à l'instar de Tocqueville, il ajouterait immédiatement que cet égalitarisme n'est pas la cause du totalitarisme, mais seulement un symptôme. Marx et Tocqueville s'accorderaient pour dire que l'égalitarisme est un facteur d'accroissement des inégalités. En effet Marx critiquait déjà les "droits de l'homme" pour cette raison qu'ils sont des droits virtuels inventés par la bourgeoisie pour tendre un piège au peuple.

    La différence entre le faux marxisme et le vrai Marx est à peu près celle-ci : jamais Marx n'a théorisé le triomphe automatique du prolétariat sur la bourgeoisie. Cette "automaticité" est devenue la doctrine de l'Etat soviétique ; c'est aussi, de façon plus subtile, l'automaticité qui régit le "libéralisme" contemporain, enfouie dans la pseudo-science sociologique et dans des théories économiques (dont Orwell n'était pas dupe).

    L'idéologie totalitaire nazie repose sur un déterminisme biologique darwiniste ; l'idéologie totalitaire communiste repose sur un déterminisme économique pseudo-marxiste ; l'idéologie totalitaire libérale repose sur un déterminisme analogue au déterminisme communiste. Retenons ici que ces trois idéologies, marquées par le déterminisme, sont analogues. Or le point de départ de la critique marxiste, le point de départ du "matérialisme historique", est son opposition à la théorie providentialiste de Hegel.

    Au lieu de théoriser comme leurs homologues soviétiques l'Etat comme un instrument d'émancipation démocratique, les technocrates libéraux américains ont conçu le capitalisme comme un instrument d'émancipation démocratique. Ni Marx, ni Orwell, ni même Tocqueville compte tenu de la tournure égalitariste de l'idéologie libérale contemporaine, n'auraient avalé ces doctrines, assimilables à des discours de propagande sophistiqués.

    A ceux qui lui demandaient quelles mesures législatives devrait prendre un gouvernement révolutionnaire, ayant renversé la bourgeoisie, devrait prendre, voici ce que Marx répondait : "Ce qu'il faudra faire immédiatement dans un moment précis, déterminé, de l'avenir, dépend naturellement entièrement des circonstances historiques données dans lesquelles il faudra agir."

    K. Marx s'est toujours opposé à ce que sa critique de la philosophie bourgeoise (incarnée par G.W.F Hegel) soit réduite à une recette politique socialiste.

    Il est plus juste de dire que, du point de vue de K. Marx,  l'Etat bourgeois n'est pas "viable". Marx anticipe l'effondrement de l'Etat bourgeois, qui n'a pas eu lieu. Non seulement il n'a pas eu lieu, mais l'Etat se présente au XXe siècle comme "Big Brother", un Etat apparemment surpuissant...

    On pourrait en déduire que Marx et Orwell se contredisent parfaitement. Ce serait une déduction superficielle, qui reviendrait à comprendre "1984" comme le "Brave New World" d'A. Huxley (beaucoup plus pessimiste).

    La nécessité pour Big Brother du mensonge afin de suborner les citoyens d'Océania, leur inculquer un esprit de soumission, cette nécessité s'articule assez bien avec la théorie de la lutte des classes. Elle est difficilement explicable autrement ; sur ce plan, A. Huxley flirte avec la théorie du complot des élites technocratiques.

    La notion de "culture de masse" reflète assez fidèlement l'idée de mensonge totalitaire. L'invention de la "novlangue" ("newspeak") par l'intelligentsia (une sorte de ministère de la Culture) est couplée à la production d'une culture bas-de-gamme, au niveau du divertissement, destinée à endormir les masses. Aucune sorte de totalitarisme ne repose plus sur la culture de masse que le totalitarisme libéral.

    Or cette activité n'est pas, selon Orwell, un signe de force mais de faiblesse. Donnons ici un exemple économique concret de l'affaiblissement qu'entraîne la production d'une culture industrielle : la désindustrialisation de l'Europe et des Etats-Unis au cours des trente dernières années est indissociable de la "consommation de biens culturels" accélérée.

    On peut entendre de temps à autre des technocrates se plaindre de la disparition de la "valeur travail" : ce sont des hypocrites ou des imbéciles, puisque la culture de masse ou la "civilisation des loisirs" est la principale cause de la dévaluation de la "valeur travail" en Europe et aux Etats-Unis - c'est par conséquent le résultat d'une politique technocratique planifiée dès les années 50.

    L'assujettissement des classes populaires par le moyen de la culture de masse aurait, sans que le doute soit permis ici, été interprété par K. Marx comme une manifestation de la lutte des classes. Elle contribue à opposer un Sud laborieux à un Nord oisif, tourné vers la consommation de biens produits par des esclaves. La culture de masse, dont la fonction est léthargique, expose donc l'Etat totalitaire au danger de la léthargie elle-même. Orwell en était parfaitement conscient, bien mieux qu'A. Huxley qui théorise un Etat totalitaire quasiment définitif, qui relève plus de la politique-fiction, quoi qu'il dénonce de manière utile le sadisme d'élites technocratiques parfaitement amorales.

    Si l'on peut dire que "Mai 68" fut une révolte "orwellienne", ce n'est pas en raison de sa contestation du pouvoir gaulliste (analogue à celui de Poutine), mais en raison de sa révolte contre le conditionnement, l'abrutissement résultant de la société de consommation.

    Concluons sur le "remède commun", envisagé à la fois par K. Marx et G. Orwell comme un moyen de lutte contre le totalitarisme : l'Histoire. Orwell n'a pas manqué d'insister dans "1984" sur la nécessité du négationnisme au service du totalitarisme. Il était parfaitement conscient que le nazisme, comme le communisme et le libéralisme, reposent sur la propagande historique ; le cinéma est un instrument privilégié du négationnisme historique. Le cinéma entraîne un tel niveau d'abrutissement qu'au cours de la phase actuelle de reprise de la Guerre froide en Europe, tous les protagonistes du conflit se traitent de "nazis". Ils le sont effectivement tous par l'usage immodéré de la propagande, la censure de la presse et l'emploi de technologies militaires dérivées des travaux des ingénieurs nazis ; et encore par leurs efforts pour inciter à la haine les masses populaires.

  • Orwell dérange toujours (2)

    Certains journalistes prétendent qu'il y a "des controverses à propos de l'interprétation de "1984" ; deux objections :

    - Il est évident que l'on ne doit pas tenir compte de la récupération d'Orwell par tel ou tel démagogue de gauche ou de droite ; ces citations opportunistes ne font qu'illustrer le propos d'Orwell sur les "faits alternatifs" ; idéologiquement, Trotski s'oppose à Goebbels ou Churchill, mais on tient là trois représentants des méthodes totalitaires d'oppression, sous des drapeaux différents. La dialectique gauche/droite est elle-même totalitaire, comme le mouvement des Gilets jaunes l'a montré en France en dévoilant le système.

    - La comparaison entre G. Orwell et A. Huxley, entre "1984" (1948) et "Brave New World" (1932) permet d'éviter la plupart des erreurs d'interprétation. Si Orwell était convaincu comme Huxley de l'impasse totalitaire dans laquelle les élites occidentales s'étaient fourvoyées, Huxley a écrit un roman d'anticipation (il anticipe de quelques années les méthodes de la médecine nazie, puis du régime soviétique et des Etats-Unis), au contraire d'Orwell qui fait la satire de la société de son temps, en proie à la Guerre froide, sans faire de science-fiction, mais en forçant le trait.

    Orwell ne décrit pas un pouvoir totalitaire hyper-puissant, comme Huxley, mais une sclérose de l'action politique, dont l'Etat oppressif actionné par quelques technocrates est la manifestation, un Etat que la nécessité du mensonge permanent affaiblit. Big Brother n'est pas effrayant en raison de sa puissance, mais en raison de son emprise sur l'âme humaine.

    A côté des quelques critiques que nous évoquions dans le chapitre précédent sur ce blog, le hors-série "Orwell dérange toujours" ("Le Monde", sous la direction de N. Truong) recense quelques hommages.

    Les éloges de Raymond Aron et Simon Leys se distinguent par leur rareté. Autant dire que "1984" était prédestiné à faire "flop" dans l'intelligentsia française. Il y a quelques (mauvaises) raisons à cela : la plus évidente est le culte de l'Etat qui sévit en France dans presque tous les milieux sociaux, à gauche comme à droite. Les moins fanatiques partisans de l'Etat sont capables de comprendre que "trop d'Etat tue l'Etat", mais ils sont une infime minorité incapable d'agir, dans un contexte totalitaire paradoxal (sponsorisé par quelques millionnaires pour tenter de réduire la voilure de l'Etat, E. Macron aura mené une politique de dépense publique extravagante).

    - Raymond Aron voyait dans "1984" une thèse sociologique plus large que la seule satire du stalinisme et de la ruse trotskiste complémentaire. Il est incontestable que le propos d'Orwell vise l'Occident en général, et non la Russie. Le régime soviétique représente une phase de modernisation de la Russie, selon la description de Lénine lui-même. L'extrême violence de la révolution russe s'explique en grande partie par cette modernisation à marche forcée.

    Cependant le qualificatif "sociologique" pose problème, car la sociologie est en France une "discipline" contrôlée par l'Etat - autrement dit universitaire. Tandis que G. Orwell est aussi indépendant qu'on peut l'être. Big Brother est parfaitement capable de rédiger et d'imprimer en quantité industrielle des ouvrages de sociologie rédigés par O'Brien. Quel sociologue du XXe siècle prête aux intellectuels, ainsi qu'Orwell le fait, un rôle essentiel dans l'élaboration du mensonge d'Etat ?

    Il va de soi, et R. Aron ne fait que le souligner : le totalitarisme n'est autre pour Orwell (contrairement à Huxley) que le produit de l'économie capitaliste. La classe laborieuse est soumise à l'Etat ; la "lutte des classes" a tourné court.

    - Pour le sinologue Simon Leys, "Orwell était un animal politique, un homme obsédé par la politique, et tous ceux qui l'ont connu n'ont pas manqué de souligner cet aspect central de sa personnalité."

    Cette description d'Orwell a le mérite de souligner que Orwell a pensé le XXe siècle comme un siècle fondamentalement antipolitique. La politique menée par les régimes totalitaires nazi, soviétiques et libéraux est une politique inadaptée à l'être humain, donc ce n'est pas une politique véritable. Ici on retombe sur la dénonciation de la médecine darwiniste protonazie par Huxley : ce n'est pas une véritable médecine, car elle revient à traiter l'homme comme si c'était une bête de somme.

    L'utopie politique est, d'après "1984", destructrice de la politique ; elle dissout l'action politique dans l'idéologie. Ce phénomène est encore plus nettement perceptible en 2023 qu'il n'était en 1950. Un "libéral" comme R. Aron serait obligé de reconnaître aujourd'hui que le libéralisme est un néofachisme, suivant ce pronostic d'Orwell : "Le fachisme ne renaîtra pas sous le nom du fachisme."